Cet article sera une réaction à un court débat organisé par Frédéric Taddeï, intitulé : "Le wokisme est-il totalitaire?" et dont la vidéo a depuis été censurée...
Qu'est-ce que le wokisme? On peut le décrire comme une tendance qui s'origine du mouvement de dénonciation de l'oppression des minorités, des injustices et difficultés d'intégration de groupe sociaux, ethniques, raciaux ou sexuels au sein d'un système constitué en un ensemble de normes et valeurs construites de telle sorte qu'elles s'opposent à l'expression, à la reconnaissance et à l'intégration normale desdites minorités. Cette tendance, qui s'inscrit dans le sillage des gender et racial studies, participe au départ d'une nécessité de questionner l'articulation des structures et leur construction historique, afin de renverser le balancier vers plus de justice sociale. Elle consiste à voir agir (à être "éveillé", d'où le terme woke) la dissymétrie des liens sociaux à l'intérieur d'un rapport dominants/dominés où la minorité est systématiquement victime et la majorité coupable. Cependant, elle est aujourd'hui la victime (!) intellectuelle de ses excès. Elle semble dégénérer en un militantisme radical auquel manque le sens de la mesure, la cohérence du propos, la rigueur logique et la reconnaissance de toute dialectique, sans laquelle aucun progrès dans la pensée n'est possible. Ce tournant, dont la dynamique, les mécanismes et la rhétorique peuvent être qualifiés de totalitaristes, méconnaît les impasses de son propre discours dans son entreprise de dissection, de dénonciation et d'injonction à (se) reconnaître, à s'identifier, à se positionner, à se déconstruire.
De quelle façon?
Avant toute chose, il est bon de rappeler que le mouvement interne de la structure est certes la constitution-même de normes, de principes d'autorité, mais qu'elle supporte également et de façon dialectique le procès de son propre éclatement, de sa propre division en tendances nouvelles, à la manière d'une langue qui tend à évoluer, à se métastabiliser, tout en supportant synchroniquement et diachroniquement ce jeu de différances, de divisions en une multiplicité de dialectes, parlers, argots, codes, etc. Elle est historiquement constituée, et est donc vouée à évoluer.
Le principal problème, c'est que le jeu de la structure comporte toujours une opposition entre une majorité et des minorités. La minorité reconnue, elle n'en demeure pas moins à l'écart, reléguée dans le champ Autre, et encourt toujours la possibilité de se sentir ostracisée, oppressée, attaquée, victimisée. La tentative forcenée de certaines minorités pour faire reconnaître leur différence, la lisser, l'intégrer parfaitement dans le champ social, est donc toujours vouée à l'échec. Or, il semble qu'il existe aujourd'hui une revendication absolue de faire valoir sa différence sur un mode éminemment narcissique, ce qui ne peut qu'occasionner une insatisfaction croissante, un sentiment de rejet, et une exacerbation dans la désignation du coupable : une société patriarcale, capitaliste, blanche, hétéronormée, etc.
D'autre part, nous assistons à l'émergence d'un discours qui propose à ses sujets la possibilité de manipuler les signifiants à leur guise, sans autre barrière qu'un imaginaire assertif et performatif. Mais la psychanalyse nous apprend que nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons avec la langue. Cette loi du langage, si elle n'était pas vraie, supposerait qu'on puisse ignorer absolument le réel de la différence. La loi du signifiant, c'est qu'il ne vaut qu'à l'intérieur d'un système au sein duquel ledit signifiant va s'opposer à un autre. Il y a du signifiant dans le monde : c'est là et ça demande à être nommé. Une table n'est pas une chaise, qui n'est pas un arbre, qui n'est pas le soleil, qui n'est pas un lac, etc. Ainsi, un homme n'est pas une femme. Ce sont deux signifiants qui charrient avec eux tout un ensemble d'éléments qui font structure, appellent à des effets de significations qui ordonnent ce qu'on appelle une culture.
Vouloir déconstruire la chaîne qui s'est articulée à partir de chacun des maillons constituant le signifiant homme ou femme, c'est une tâche qui suppose d'aller à l'encontre, à rebours, en rupture du processus historique humain, du cheminement de ses représentations, de ses fantasmes, de ce jeu silencieux des structures inconscientes qui se transmet de génération en génération. Pour autant que cela soit possible, cela ne pourrait donc se faire sans radicalité. Et l'on pense ici à la novlangue orwelienne de 1984 ou à celle du IIIe Reich telle qu'elle fut étudiée par Viktor Klemperer, où l'on fit subir à la langue une torsion, une inversion dans les termes en même temps qu'une réduction afin de forcer le sens et empêcher tout "parasitage" par la richesse d'une nuance et d'un contraste qui servent le mouvement dialectique, sans lequel aucune pensée critique n'est possible. Il semble que nous retrouvions cette logique à l'oeuvre à certains endroits dans la soi-disant déconstruction.
L'homme et la femme peuvent être déconstruits dans une certaine mesure. Les insignes, attributs, représentations, symboles liés à l'un ou à l'autre peuvent être remodelés, refaçonnés, croisés, redéfinis. Mais le principe d'opposition ne peut l'être. la langue bâtit un système d'opposition en partie basé sur l'expérience. Il y a ce qui est dur et ce qui ne l'est pas, ce qui est grand et ce qui est moins grand (réfléchissons ici au pouvoir que représente le fait de nommer, pour sortir d'une vision simplement empirique qui nous ferait opposer le mou et le dur, le chaud et le froid, par exemple, qui dans l'absolu ne veulent rien dire de n'être pas nommés. Sortons également de la représentation binaire du principe d'opposition. Le mou n'est pas le dur, mais il n'est pas le sucré, le blanc, etc.). Nous aurons beau torturer la langue, elle nous imposera toujours cette merveilleuse impasse de la différence.
Un homme n'est pas une femme. Et le combat qui vise à donner à chacun le pouvoir de faire ce qu'il veut avec la langue est un combat perdu d'avance. Un homme qui prétend être une femme sans avoir ne serait-ce que recouru à la chirurgie pour changer de sexe, ne peut pas être pris au sérieux. Comme dit en substance Taddeï avec facétie : je ne peux pas dire que je suis une lesbienne noire sans compromettre ma légitimité, provoquer quelques dérision, voire m'exposer à la désapprobation des minorités dont je me revendique.
N'oublions pas que dans la théorie des discours lacanienne, le discours capitaliste met en place d'agent le sujet divisé ($), comme c'est le cas dans le discours de l'hystérique, mais il ne s'adresse pas au maître (S1), situé en place d'autre, pour produire un savoir (S2). Ici, le $ s'adresse au maître S1 mais cette fois situé en place de la vérité, il devient donc "maître des signifiants qu'il produit" (Rinaldi) et "imagine que par le pouvoir des mots prononcés dans ses invocations, il peut créer un monde obéissant à ses desseins". Mais si la vérité revient au maître, à savoir le capitaliste, qui influe indirectement, inconsciemment dirions-nous, sur le S2, le savoir, pour continuer de produire des petits a comme plus-de-jouir faisant retour sur le $, alimentant ainsi l'économie de la jouissance, il est aussi à prévoir que le capitaliste tombe lui-même sous le joug de l'agent, soit à la fois pris dans un processus d'hystérisation (mais sans adresse, donc sans pourquoi) et un processus de prolétarisation, de dépossession, venant cingler le "tous prolétaires" de Lacan, ce en quoi le discours capitaliste n'en est pas un puisqu'il ne fait pas lien social, mais n'est que marche entropique à la jouissance, à la consommation, à la consumation.
Cette parenthèse sur les discours nous montre bien ce qui est à l'oeuvre dans le phénomène social actuel et dans la tendance woke qui s'y fait entendre, à la fois comme prétention à contrôler le signifiant, hystérisation croissante des dirigeants, déserts narcissiques d'individus se revendiquant d'une minorité opprimée - jusqu'à ce que la minorité se réduise purement et simplement à soi-même - mais aussi victimisation, prolétarisation des masses, puis des maîtres eux-mêmes qui alimentent un savoir mort, dont la machine les dépossède, un savoir sans finalité autre que celle de produire un prêt-à-jouir vite réduit à sa dimension de déchet; enfin, déni pervers de la castration.
Pourquoi la psychanalyse ne peut-elle se compromettre avec la théorie du genre? Pour des raisons qui tiennent aux lois du langage. L'erreur fondamentale des théoriciens du genre consiste à croire en la possibilité d'une performativité radicale du langage, donnant à l'être humain la possibilité de s'en-gendrer en se faisant le maître du signifiant, qui normalement le détermine. Ce pouvoir de faire être une chose par le simple décret de la parole, cette capacité maximale de façonner l'ordre des significations, tel le démiurge créateur et ordonnateur du monde, ne supposerait au monde aucun réel qui ne puisse être symbolisé, imaginarisé. Ce reste qui atteste la présence d'un trou, d'un impossible, ne semble pas faire question dans l'approche de la théorie du genre. Or, le sexe appartient en dernière instance à la dimension réelle.
Avant de discuter ce qu'est le réel du sexe, rappelons que le monde des signifiants obéit à une logique propre qui ne peut-être annulée, éradiquée par la seule force de la volonté. Nous ne pouvons impunément tordre les mots pour leur imposer une signification autre. Contrevenir à la logique du signifiant, c'est court-circuiter sa chaîne, c'est la briser, c'est lui nier son existence dans l'inconscient comme filage métonymique et métaphorique, c'est introduire un forçage qui ne peut mener à terme qu'à un régrès symbolique, et consécutivement, à un retour du refoulé, du dénié ou du forclos sous les formes du symptôme, de la projection (sur l'autre, de la culpabilité, par exemple) ou de l'hallucination (paranoïaque, par exemple).
Pour les non-initiés, essayons d'illustrer notre propos par un exemple qui nous permettra de repérer la dimension symbolico-réelle de la différence sexuelle.
Le petit garçon comme la petite fille font très tôt ce repérage d'une différence physique, d'une dissemblance qui se reflète dans l'organisation sociale, dans les rapports intimes et familiaux. Papa a de la barbe, il est plus grand, plus fort physiquement, sa voix est plus grave, tandis que maman est plus petite, a une pilosité moindre, une voix plus aïgue, etc. Maman concentre plutôt sa puissance dans le bas du corps, papa dans le haut, maman a de la poitrine et papa n'en a pas. Il existe un rapport de différence, c'est ainsi. De plus, la différence entre adultes ne semble pas tout à fait la même que celle qui sépare les enfants. Le petit garçon a un zizi mais pas la petite fille. Il y a quelque chose "en plus" chez le garçon. Cela peut sembler anodin mais ça ne l'est pas. Cette différence s'inscrit comme signe et s'adresse à un autre signe ; c'est ça, le signifiant. Et l'inconscient est constitué par ces signifiants qui se trament et se chaînent, s'articulent métonymiquement et métaphoriquement pour donner au monde sa forme, sa couleur, sa richesse, mais également sa logique. Le pénis n'est ici qu'un des innombrables représentants du phallus. Leur synonymie n'est qu'un emprunt par analogie pour désigner les caractères d'une fonction : tumescence, érection, jaillissement, puis détumescence, ramollissement, retour à l'inertie, puis reprise, etc. Le phallus, lui, est un signifiant, de l'ordre du symbolico-réel, il se saisit à la fois partout et nulle part, étant le support de la fonction même du signifiant en tant qu'elle créé tout signifié. Il est le signifiant privilégié du désir, comme réponse possible, organisatrice du monde, comme cause agissant le sujet vers son être, vers son pourquoi.
La plante, la fleur et l'arbre qui croissent, s'élèvent et s'épanouissent, la sève qui monte, le ruisseau qui s'écoule, l'eau qui jaillit de la source, la tige fragile et souple qui devient tronc solide et dur, ce principe de tumescence, de jaillissement, de fécondation et de détumescence semble être celui de la vie-même. Il se retrouve par association dans cette forêt qui constitue le monde symbolique.
On peut dès lors concevoir d'où s'originent les structures qui sont au coeur des principes de l'organisation humaine, depuis le début de son histoire, et qu'on retrouve dans les mythes, les récits fondateurs, les symboles, le totémisme, la religion, le rôle de la famille, des générations, le statut de l'homme et de la femme. Les travaux des anthropologues sont à ce titre riches d'enseignement. Ils montrent que la différence sexuelle a toujours constitué l'élément structurant fondamental dans les sociétés humaines.
Freud pensait que la traversée imaginaire et fantasmatique de l'enfant dans le monde des représentations rejouait l'histoire de l'évolution de l'humanité appréhendant sa sphère : l'ontogénèse rejoue la phylogénèse, l'individu rejoint l'espèce dans l'expression de sa psyché, l'enfant voit, questionne et résout l'énigme à la manière du "sauvage" . Cette fantaisie freudienne trouvera dans le structuralisme une assise solide pour expliciter ce qu'il en serait d'un héritage trans-générationnel, en mettant en valeur les trois dimensions de l'imaginaire, du symbolique et du réel.
Pour en revenir à nos moutons - en ces temps de panurgisme bêlant- et pour conclure, on réfutera les impasses logiques où mènent les discours les plus radicaux se soutenant de la théorie du genre et qui consiste :
- à nier la différence sexuelle en la réduisant au construit historique, d'un côté;
- à la reconnaître de l'autre en donnant à chacun la possibilité de se revendiquer comme homme ou femme, ou entre les deux, inscrivant ainsi dans l'ordre de la réalité la bipartition fondamentale;
- cela dans une confusion qui fait perdre un repérage particulièrement important dans la construction psychique de l'être humain -l'attribution de son sexe- en ce qu'il permet une première appréhension de la castration (symbolique), et par conséquent de l'introduire à une dialectique désirante qui ne soit pas frustration (imaginaire) de ce manque (réel);
- l'abus qui consiste faire du langage un instrument performatif où chacun s'auto-engendre et se définit selon son caprice, sa revendication narcissique (parfois écrasante et tyrannique), alimentant ainsi un déni pervers de ce qui vient faire limite, c'est-à-dire justement le fait que nous soyons pris et aliénés mais que nous reconnaissions malgré tout les lois de la parole et du langage.
- les liens pervers que ce discours entretient avec celui du capitalisme et celui de la science, le premier en ce qu'il promeut l'injonction à jouir et le deuxième par les limites qu'il croit pouvoir lever en prétendant avoir la maîtrise du réel, jusqu'à le dénier;
Nous les réfuterons, non en invoquant l'argument biologique, mais la dimension du réel lacanien, celle d'un impossible à dire, d'une limite de la saisie langagière à venir symboliser la différence sexuelle. Notre sexe, il n'est pas question de le choisir par affinité, ressenti, dispositions intérieures. Il nous échoit bien malgré nous pour autant que nous sommes joués par le signifiant, aliénés par et dans l'Autre, dont le désir nous interroge, au génitif objectif et subjectif en cela qu'il est un mystère qui nous renvoie à l'énigme-même de notre propre désir, et qu'il nous définit.
Le réel de la différence sexuelle, c'est également la coupure. C'est l'impossibilité totalisante. C'est le fait que le sexe, même quand il est homo, est toujours l'autre sexe. Si l'on peut s'ériger contre la formule freudienne "l'anatomie, c'est le destin", Lacan la complètera en en revenant à l'étymologie. L'anatomia, c'est la dissection, où l'on retrouve temno, "couper". La coupure, c'est notre destin (et donc ce qui fait notre désir). C'est le signe que nous sommes tous castrés, manquants, du fait de notre insertion dans le langage et dans le réseau des signifiants où est pris notre désir, et d'où s'articule une demande. Et c'est selon notre rapport au phallus, qui se détermine de la dialectique première de l'enfant à l'Autre, maternel puis paternel, au travers d'un processus incluant les différents temps où se repère le désir, se constituent les identifications et où le corps sexué sert de support, que se fera le "choix" du sexe. Se sentir homme ou femme, ça n'est pas nécessairement être homme ou femme. Il reste toujours un point aveugle, ce mouvement sourd de la pulsion qui n'arrive pas à faire coïncider ce ressenti d'être "de l'autre sexe" avec ce réel, cette irréductibilité de la cause qui nous détermine, de ce corps qui porte en lui la mémoire des signifiants, l'empreinte du désir qu'il trame, d'être traversé impossiblement par le langage.
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