Im-monde
- Antoine Kauffmann
- 14 juin
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juin

J’en fais un peu trop. Je me laisse attirer au bord, j’exagère, je fais de l’événement une tumeur. Je ne sais pas vraiment ce que je dis. Il y a quelque chose de dégénéré, de famélique et d’obèse dans ma perception. Je ne vois rien, malgré la correction de ma myopie. Ma vue est obscurcie par un nuage qui balaye le sol et je dois me faire respirer artificiellement la muse pour que l’oeil daigne toucher un peu mieux une texture, un détail, un mouvement, une écriture, une ombre. Mais qu’il se lève sur le monde et me voici envahi par la figure de l’homme. Des femmes, pour ainsi dire. Celles que je vois sont voluptueuses, jolies et vulgaires. Les garçons sont grands, beaux et ont l’air idiot. C’est un profil de la modernité. De la médiocrité. Je crois qu’on aurait pu lire ça il y a quelques années sous la plume d’un journaliste à romans promenant sa banalité sur le monde américain.
Faut-il le redire, encore ? Je crois qu’il faut répéter, et répéter, et répéter la laideur du monde. Ne serait-ce que pour les générations qui se lèvent et baillent indifféremment cette aurore méchante. Je sais qu’ils sont nombreux à souffrir sa lumière de plomb, son air blafard, la grisaille et ses pluies métalliques comme les obus semeurs de poussière, quelque part là-bas, loin et proche, dans un cauchemar d’enfants sans imagination où les monstres ne respirent pas sous le lit et ne rodent pas hors-les-murs l’informe d’une fantasmagorie métamorphe et créatrice, mais dans la chair-même du réel. Réel de sang, de feu et de poussière. Je sais qu’ils sont nombreux à étouffer de cette aurore, malades d’une abondance indigeste et dont on fait déjà plus que pressentir la fin : on voit venir l’intoxication générale, le rationnement de notre gavage, pâtée industrielle, farines de carcasses et d’insectes, ultra-palatables apetissés, turgescence de légumes hypertrophiés, de fruits en plastiques mafflus et lustrés qui brillent d’un éclat vénéneux - croque la mort dans la pomme de Blanche-neige, de poulets aux hormones gonflés comme la bidoche madrée qui s’enfle la veine dans les salles de sport -ô mon beau miroir, dis-moi quelle est la plus vaine des créatures- et qui m’inspirent une sorte d’élevage de bestiaux qu’on enverra bientôt à l’abattoir.
Il faut tout de même se poser la question de l'immonde. D’appartenir à la dernière génération préservée dans son enfance de cette immonde, je dois rendre à celles que je ne connais pas ce devoir humanitaire. Pour ne pas me mettre à la haïr. Qui sont-elles, ces générations qui avancent les unes sur les autres à la vitesse où se transforme la technique dans la fulgurance d’un trait, et qui se superposent en un ensemble de cohortes homogènes et dissemblables les unes des autres, étrangères, dont le seul point commun serait ce qu’on pourrait appeler une précarité spirituelle, l’impossibilité dialectique d’un faire avec le néant ? Elles s’élèvent alors dans un crescendo nihiliste qui culmine dans l'immonde. Mais qu’est-ce que l'immonde? Est-ce ce qu’on désigne de la barbarie dans la ville, de la réduction de chacun à la figure d’un étranger, la laideur qui dégouline sur le trottoir son oeil borgne, vitreux, bovin, prisonnier d’un mal qui ne se réfléchit plus, miroir ne s’allumant que du reflet de la lueur malsaine de son fétiche noir. Faut-il qu’elle soit d’abord le produit de sa propre indifférence ? Le monde est une horreur depuis toujours, mais c’est de la laisser passer dans le regard comme le ver sur le cadavre qui est d'une insupportable violence.
La violence est toujours une rétorsion. Et la plus insupportable, c’est sans aucun doute celle de cette indifférence : celle qui ne reconnaît pas même dans votre être la qualité du déchet. On préfère encore en être plutôt que rien. La violence est aujourd’hui celle d’une parole qu’on refuse, qu’on n’entend plus. Elle-même, d’ailleurs, ne se reconnaît plus comme telle. Elle a oublié son nom. Comment pourrait-elle avoir conscience de quoi que ce soit ? L’autre lui a montré que les mots n’avaient aucune valeur, et que de ne pas en avoir ils s’équivalaient tous sur le marché. Ils n’étaient qu’affaire de quantité. Cela réduit les porteurs de la parole à de simples marchandises. Tout devient négociable, achetable, relatif. La valeur du mot ne tient plus qu’à sa présentation, à la vitrine d’un sourire, à sa multiplication sur des étals. Il promet le temps d’un battement qui n’est même plus celui de la mode, se fait vite rattraper par la nécessité de disposer sur les présentoirs de l’actualité de nouveaux signifiants, dans la fuite en avant perpétuelle du vide qui les constitue désormais, et sans s’embarrasser de ce qu’ils pouvaient bien jadis impliquer de vérité. Qu’il y ait contradiction, c’est égal. On prendra d’ailleurs soin de mobiliser dans les derniers appareils conceptuels l’argument d’une autorité absolument incertaine : la faille constitutive et primordiale au fond de toute logique. Ainsi, vaut-il mieux embrasser la subtilité d’un savoir mouvant, intuitif et créateur, qui supporte la contradiction sans la dépasser, plutôt que de s’accrocher bêtement à quelque dogme rigide, tradition séculière éculée ou idéologie particulière ? Celle d’aujourd’hui promeut la liberté de pouvoir les faire cohabiter toutes sans que cela semble poser problème. Comment, alors, ne pas voir surgir la violence ? Puisque tout est égal, il n’y a plus rien de sacré, et plus rien de tabou. Plus de limites.
C’est que le monde est aujourd’hui un théâtre trop petit pour l’homme devenu esclave de son serviteur. Il a des yeux partout pour ne pas faire le bien. Très tôt anesthésié, rendu indifférent, débordé d'un mal dont il ne sait plus le nom, il allie dans un étrange paradoxe une sensibilité exacerbée aux vagues de son “et moi”, larmes suintant des craquelures d’une carapace trop tendre, de son beau miroir qui se brise du regard de l’autre, et une indifférence aux souffrances du prochain qui, soit ne se cache plus et s’assume au nom de la vérité contemporaine, celle d’une subjectivité trop occupée à se caresser l’ombilic du rêve, soit se dissimule pathologiquement derrière l’hystérie d’un discours sans demi-mesure, projetant sur un ennemi, un étranger, pur, absolu, essentialisé, nécessaire, ce qui ne saurait être reçu en soi que comme souillure, flagellants de la doxa et d’une moraline ostentatoire qui sacrifient sur son autel la vérité-même. Et à l’échelle de l’humanité et de sa bêtise, ce sacrifice se paie toujours du prix du sang. Si l’homme préfère surenchérir dans la connerie, c’est en son nom : elle lui est précieuse comme la vérité de son être, dont le symptôme est sa clé de voûte. Qu’on y touche et c’est son monde qui s’effondre. Pourquoi, alors, ne pas préférer voir le monde s’effondrer plutôt que le sien ? Qu’ils aient quelque chose en partage, c’est alors tout à fait secondaire...
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