top of page

Adresse

21, rue Pierre Gourdel
35000 Rennes, France

Téléphone

06 59 34 19 87

E-mail

L'Outre du Diable

  • Photo du rédacteur: Antoine Kauffmann
    Antoine Kauffmann
  • 22 mai
  • 4 min de lecture



Il faut aiguillonner le désir, aujourd’hui, alors que s’ouvre le second quart du vingt-et-unième siècle. Certain que d’autres se trouveront assis à la même table, où les convives se servent depuis toujours sans savoir ce qu’il en coûte d’effort et de patience, d’avoir ici disposé, devant eux, toute la richesse du monde. 


N'avoir jamais connu le besoin et la nécessité, ni pourtant le faste et l’abondance de la corne qu'on arracha à la nourrice caprine du dieu des dieux. Ce fut l’enfance matérielle la plus commune, mais la plus banalement extraordinaire au regard des siècles qui de l’histoire égrenèrent celle de l’homme. Où avait-on vu les esclaves se rassasier, ne pas connaître la faim, le froid, les haillons de la rude existence ? Il n’y avait guère que la gens nobiliaire et les riches marchands pour rivaliser avec le luxe de mon quotidien. Et que n'avaient-ils pas goûté aux exotismes du monde, à la variété de ses mets et de ses épices, à la magie de la fée électricité ou aux ordres exaucés d’une pression et d’un clic par la serve machine, plus sophistiquée que jamais. 


Qu’avons-nous donné, pour avoir tant reçu ? Rien, ce serait bien le minimum. Et comme tous les autres c’est à cette portion congrue du don que nous nous tînmes. La vie peut s’envisager comme une grande outre où chacun est tenu de verser et de puiser, et c’est de la somme de ces dons et de ces prélèvements que naît l’équilibre. Faut-il se poser la question de qui vint la remplir le premier ? Et d’ailleurs, l'outre, qui donc la fabriqua ? Peut-être est-ce la main du Diable qui façonna cette outre de sa science, la main de l’Homme qui en versa le contenu originel, et la main de Dieu qui ouvrit sa paume pour que la Nature offre au second de quoi louer le premier en remplissant sa création. Car à qui l’Homme rend-il hommage par son geste ? Avant que cette outre n’advienne au monde, il offrait son existence à Dieu et s’en remettait à sa providence, contenté de ce qu’il prodiguait en cueillant à même les fruits sur le corps de sa Fille, s’abreuvant du fluide clair et limpide qui irriguait ses artères et remplissait de vie plexus, glandes et ecchymoses. 


Certains animaux sont mus par un instinct qui les pousse à accumuler et constituer des réserves. Pensons aux fourmis, aux abeilles, aux écureuils, aux geais. D’où vient cette intelligence qui a tiré la leçon du manque, faisant un automate du corps ? Est-ce un empirisme de l’espace et du temps, où la mue des paysages au gré des saisons se serait faite savoir de l’espèce ? Est-ce une transmission lamarckienne des caractères acquis, en ce cas un savoir constitué comme instinct, inscription magique qui des gènes fait une instruction et une écriture maîtresse, un impératif comme réponse à la nécessité, boussole éclairant le chemin qui mène à la vie, où s’allument, comme le flux sanguin oxygéné dans l’imagerie par résonnance ou les éléments activables d’un décor vidéoludique, les formes vitales et létales de l’environnement ? Est-il question d’un mimétisme millénaire qui aurait fini par se passer de la représentation ? Qui, à force, serait devenu transformation du gène, câblage des circuits neuronaux, connaissance naturelle, maîtrise innée, automatisme savant, réponse mécanique aux stimuli qui viendrait connecter les organes des sens à ceux de l’action dans la constitution et la détermination d’une Umwelt peu à peu façonnée par l’épigenèse ?  


L’outre du diable, disais-je. Ce sac de peau prélevé dans les entrailles de la mort et qu’on remplit du liquide sacré de la vie. L’outre comme uter mais aussi comme ultra, ulterior  et ultimus. L’outre reporte la mort mais aussi la vie. Elle permet de porter celui qui la possède au-delà, compagne à la bravoure de celui qui s’aventure outre les espaces connus. L’outre comme métaphore de la technique, qui diffère dans le temps et la forme notre rapport à la nécessité immédiate pour en faire une médiate cécité. La cécité vient du latin caecus et du proto-indo-européen kéh₂ikos, qui signifie d’abord borgne, “qui n’a qu’un seul oeil”, tandis que medius et medhi donnent le “milieu”, l’intermédiaire, l’entre, le central, où l’on retrouve dans le latin l’idée de “moyen” au sens d’ordinaire, de modéré, et d'une moyenne qui n’est pas très loin.  


La technique médie notre rapport au monde mais rend borgne. La vue se rétrécit à mesure qu'elle s’affine, pourrait-on dire. Notre champ de vision est divisé par le diabolos. C’est ainsi que naît le symbole, qui viendra par son action réunir ce qui originellement fut scindé. Qu’est-ce qui vient ré-parer ce que la technique est venue sé-parer, si ce n’est le langage dans sa fonction mythique, en ce qu’il a lui-même d’outre. Car le langage est une technique, la technique par essence, par excellence, pharmakon suprême qui maîtrise et inclut tous les autres, qui dicte aux objets techniques leurs lois par l’autorité de La Sienne. D'où la nécessité de penser ce rapport dans le champ de la philosophie politique. Avant de commencer à se poser la question des usages de la technique, interrogeons d’abord son origine et les modalités de l’aliénation qu’elle opère chez cet homo technicus, qui s’est dit sapiens deux fois. Était-ce pour se rappeler que la voie vers la sagesse précipite bien souvent l’homme vers une bêtise à proportion ? Le plus fou n’est pas celui qui s’est dispersé au gré des vents contraires agitant sa girouette, mais celui dont l’oeil borgne a choisi de ne plus considérer les autres directions. L’arbre isolé n’élèvera jamais autant sa cime que ceux qui foisonnent dans la futaie pour atteindre la lumière.  

 
 
 

留言


bottom of page