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On se lève pour mourir

  • Photo du rédacteur: Antoine Kauffmann
    Antoine Kauffmann
  • 27 juin
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 3 jours


On se réveille pour mourir. Cela va selon cette touche de mort nécessaire qui conduit tranquillement nos vies pour leur assurer un peu de paix. C’est une bonne mort. Elle traverse le corps du sujet et le guide, fait des jours replets de l'habitude un automatisme machinal, confortable, abrutissant, qui est peut-être la meilleure définition que le parlêtre ait trouvé du bonheur. On se lève chaque matin pour mourir, la tête endormie sur l'oreiller d'un rêve qui s'enfuit quelque part pour nous poursuivre, fantôme revenant hanter les brumes spirituelles, la respiration énigmatique du pneuma, les lettres avortées qui se disputent et se découpent dans notre mémoire, ce désir de rêve qui se dissimule, s'étouffe et se révèle dans le travestissement de notre volonté, se redresse à l'endroit où trébuche le mot d'une phrase engourdie par les discours et abrutie par l'obstination de notre narcissisme, comme une note dissonante dans la partition, l'irruption d'un bruit intrus sur la scène. À moins que l'intrus ne survienne comme étranger en la personne de l'acteur-même : il a oublié son texte - mieux, il a oublié qu'il le jouait, qu'il se trouvait en théâtre, et se laisse prendre et surprendre du rôle que les autres lui désignent par leur adresse, les signifiants d'une demande dont il est sommé de répondre.


C'est une pièce confortable qui se joue pour nous. Qui se joue de nous. Elle est orchestrée par la mort. Faites les morts ! Ne dites rien du murmure qui fait écho comme une voix lointaine appelant à la jouissance, à la liberté, au mal amusé, amuseur, à muser je-ne-sais quelle oeuvre illuminée, provocatrice, à répondre de cette chose sans nom qui vous semble invoquer le précipice pour que s'y engouffre la scène endormie du monde. Vous êtes mieux endormis, à rêver et à jouer. Et c'est quand vous parlez de rêves et de jeux que vous vous rapprochez un peu de ceux dans lesquels vous êtes pris. C'est un pas de côté, une acrobatie de bateleur qui se moque de votre bâteau. À la fin, on finit toujours par se rendormir, à revenir à cette chère mort qui nous fait passer à côté de la vie, mais qui nous la fait passer pour le meilleur, loin du tumulte du désir impérieux.


On râle un peu contre ce maître qu'est la mort et qui nous le prodigue, ce confort, puisqu’on ne veut pas se rendre à l’évidence que cet automatisme, cette habitude qui nous contraint, c’est l'édredon douillet de notre bien-être, et que c’est nous et seulement nous qui travaillons à le rembourrer, chaque jour. Nous la souhaitons comme guide, cette bonne mort consolatrice. Nous en sommes les disciples un peu ingrats. Et c'est ainsi que nous en venons souvent à confondre la mort avec le maître : l'ingratitude et l'ignorance nous rendent à son égard parfois rebelles, chahuteurs, plaintifs, prompts à le défier, à réclamer qu'il déserre un peu son étreinte, n'abuse pas trop de notre énergie pour qu’on puisse en user ailleurs et autrement. On pourrait alors s’en servir pour la liberté, la jouissance.


Il faut sa part de travail à l’homme pour qu’il puisse dormir serein, bête de somme qu’il est. Oui, une bête de somme. Une bête stupide qui fait les comptes de ce qu’il doit à l’Autre pour pouvoir rêver. C’est un jeu de mots qui trahit ce trait obsessionnel que nous choyons de l'idéal. Un idéal qui rythme sa vie à la cadence des coups de faux de la faucheuse. C’est encore le génie de la langue qui fait que la faux nous y précipite, dans le faux, dans le semblant auquel nos vies sont accordées par une commune castration. Mais aujourd’hui, nous ne voulons -nous ne pouvons- plus vivre dans l’illusion. C’est la vérité derrière le voile qui intéresse. Et ce qu’on y a découvert, c’est une chose bien difficile à supporter. Néanmoins, c'est comme si nous ne nous sentions vivre que d’être sur le point de la révéler, lorsqu'elle nous regarde la voir, l'avoir, et que nous nous apprêtons à la saisir. C’est une chose horrifique, insupportable, innommable, mais elle brille d’un éclat magnétique . L'excitation que l'on ressent à être près d’elle est la seule chose qui vaille d’être enregistrée. Elle est l’unique objet de notre créativité. Nous ne sommes créateurs que lorsque nous la rencontrons, la racontons. C’est notre malédiction. Il faut souffrir sa présence pour en dire la beauté. Le reste n’est que littérature. Voilà pourquoi l'art peut être si pénible. Il nous y heurte. On ne peut vivre l’art que pour elle, cette chose qui ressemble à la mort et qui fait que tout art véritable, aujourd'hui, en porte les insignes.


Mais aussitôt que je m’endors, coulant alors le miel d’un sommeil habituellement impossible, je deviens cette bête de somme d’où rien ne sort que cette bêtise, cette torpeur. Je repose ma tête dans les écrits d’un autre. Je parle avec les mots d’un autre. Je répète tout le temps. J’improvise quelquefois, à l’occasion d’un dialogue, d’une rencontre, d'un événement, un beau feu d’artifice dont je me satisfais –encore- bêtement, faisant étalage vaniteux d’un art qui roupille la plupart du temps chez moi. Je deviens un original pâle dans le monde du commun, ce commun qu’on ne voit peut-être plus beaucoup, qu’on ne veut plus voir, qu’on est en train de remplacer par un autre dont on se demande s’il vaut mieux.


Nous avons remplacé une mort par une autre. La première nous rendait dociles, paisibles, travailleurs, occupés à payer la dette en bêtes de somme que nous sommes, sans même que nous vienne à la pensée le fait qu’elle est irrecouvrable, et ce, non parce qu’elle se creuse jour après jour d’une pelletée plus lourde que celle qu’on jette dans son trou pour la combler, mais tout simplement parce qu’elle n’existe pas. C’est, je crois, ce qu’ont cru comprendre les générations qui s’avancent avec cette autre mort sur l’échiquier de la vie. Ils sont des fous qui ont oublié les rois mais qui se prennent pour eux, ce qui les rend vulnérables, influençables, et -peut-être- dangereux.


Car cette dette impossible, cette dette qui n’existe pas, c’est peut-être la seule formule que l’homme, si comique, si pathétique, ait su trouver pour ne pas devenir quoi ? Un diable, un enfant, un papillon vulnérable et éphémère qui se brûle les ailes depuis qu’il s’en est sorti de sa larve, qui était sa maison ?Qu’est-il devenu, cet homme qui n’a plus sa dette pour le servir ? Il est devenu un mécréant, c’est certain. Il peut bien devenir un paresseux. Il devient volontiers un errant s’il se met à chercher ce qui pourrait bien venir la remplacer, cette dette. Sa seule liberté consiste à aller voir dans le monde ce qui justement pourrait l’abolir, pour ne pas savoir qu'en faire. Enfer. Il peut aussi devenir un vilain, un prévaricateur, un profiteur, mais ça ne vaudra que s’il reste encore des endettés, imbéciles vivant sous le régime de la dette qu'on presse à faire juter ce qu'il faut à la jouissance. Mais si ceux qui vivent sans la rembourser deviennent foule, multitude, masse, vautours, il ne restera aux charognards qu'à se disputer le cadavre du plus faible d’entre eux.


Il est amusant de constater que la dette atteint aujourd’hui des sommets et que certains en viennent à dire, sûrement à juste titre, qu’elle n’existe pas, qu’elle est une virtualité, une création que nous devons à ces mêmes charognards. N’est-ce pas ici une bonne métaphore, un éclairage, un symbole, une manifestation bien visible, massive, collective puisque politique et économique, de ce qui se joue au niveau individuel ? Ce qui est forclos du symbolique ressurgit dans le réel. Cet amoncellement de la dette ne vient-il pas nous signifier qu'elle demeure à jamais impossible à rembourser mais que ceux qui s’y refusent – les profiteurs, ceux-là-mêmes qui la font enfler outre-mesure, n’auront un jour plus le choix : il faudra la payer de cette livre de chair. La leur ou celle des autres. Et n'est-ce pas alors ce qui se profile de la guerre ?


Peut-on vivre en paix quand on n'est pas bien castrés, sauf à être prince - ou mendiant ? Quelle mort prendre pour maîtresse ? Peut-on en appeler à la première en artifice, la solliciter comme instrument quand elle ne nous a pas soumis au point d'être savoir dans notre chair et que c'est la deuxième qui prévaut, celle qui nous pousse sans cesse à la quêter dans la jouissance, dans la répétition traumatique du plaisir qu'on trouve à titiller le point d'angoisse, de rupture, d'arrachement, dans l'extase d'un shoot, la folie du jeu, la violence et l'exploitation mortifère du prochain, l'obstination à évider sa silhouette du mur dans lequel nous ne cessons de foncer ? Quoiqu'il en soit, la dette devra être payée. Elle reste là en suspens, en attente d'être prise en charge et honorée, aux passeurs que le hasard délibère pour sa transmission, et qui n'est rien d'autre que ce à quoi les sujets auront été attentifs, d'en avoir pris la responsabilité inconsciente.

 
 
 

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