Dès les premières pages de l'oeuvre, c'est saisissant : le ravissement. On imagine ce que put être la surprise de Lacan, et peut-être même -allons-y- une certaine angoisse. Oui, les habitués du Séminaire ne peuvent manquer d'y ressentir quelque familiarité. Les mots flottants, vaporeux, troubles de Duras sont comme des monstres ; ils arrachent de leur main le coeur palpitant de ce vide que Lacan s'efforcera de nommer et de circonscrire, aux recours et détours d'une cogitation érudite, d'une logique de l'impossible.
Oui, on se dit à la lecture du Ravissement de Lol que le labyrinthe lacanien nous entortille la cervelle et dévore notre temps, de vouloir soutenir à tout prix son effort pour border le réel, rationaliser sa présence, quand un livre suffit à rassembler dans sa sphère, spectrale et magnifique, tout ce qui des mots s'évanouit. Notre lacanerie de puzzle se morcelle, se désagrège, se poudroie à la poussière des vanités quand le génie de l'artiste souffle, souffle sur la montagne qu'il nous a fallu entreprendre et gravir, pas à pas.
Dans son hommage, Lacan le dit "Marguerite Duras s'avère savoir sans moi ce que j'enseigne" après avoir rappelé que "le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fut-elle donc reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie".
Cette voie, il lui la fraie et l'effraie un peu, il faut l'admettre. Car d'où peut bien venir le monstre du Duras, ce monstre de savoir sur l'amour, la mort, la femme et la folie ? Il est entendu que nous le lui avons tous en partage, ce savoir. Qu'il est ce sur quoi bute la question questionnant l'impossible, à faire des vers dans tous les sens, écrire à sa manière son tourment de l'énigme, son haïku du coup qui "Aïe", des lettres baladeuses, prestidigitatrices, torsions en vague à l'âme -encore et en corps- du trait premier, qu'on dit unaire : a-unissons donc à l'unisson de nos hallucinations puisqu'atterrir fait rature.
L'inconscient, c'est un savoir, une écriture qui borde l'impossible. Impossible à dire, qui ne l'est que du fait qu'il y ait du dit. Est-ce bien certain? Je ne saurais dire... Mais Duras, elle, y va de son mot, qui fait résonner fort le silence du vide, le réel blanc de La Femme, enfin conjointe à elle-même, c'est-à-dire ravie, absente, rien. Une femme qui devient La Femme devient folle. Et sa folie est évanouissement, inexistence pure, ravissement.
L'histoire est simple. Une jeune femme, Lol V. Stein, se rend à un bal au casino de T.Beach avec son compagnon, Michael Richardson. Une femme fatale (quoi d'autre?), Anne-Marie Stretter, subjugue Michael, le ravit aux yeux de Lol, et ravit Lol elle-même. Danse et disparition des amants à l'aube. Scène dévorée du regard absent de Lol, derrière les plantes vertes. Évanouissement. Puis décompensation : "la prostration de Lol, dit-on, fut alors marquée par des signes de souffrance. Mais qu'est-ce à dire qu'une souffrance sans sujet?". Tatiana, l'amie de Lol et témoin de la scène, nous prévient d'emblée : "elle fait remonter plus avant [...] les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d'éclore. [...] il manquait déjà quelque chose à Lol pour être -elle dit : là."
Le reste du roman nous découvre une Lol absente à elle-même, devenue désert, ennui plein, sans questions, sans manque, omission d'existence. Une grâce de poupée remontée chaque jour pour accomplir des tâches dans un automatisme blanc, sans âme. Elle se laisse marier au premier venu, Jean Bedford, à qui il suffit d'une rencontre pour faire sa proposition. Il se montrera tout du long, lui aussi, comme absent, en-dehors, pas là, pas concerné, et ce tant que Lol se contentera d'incarner "cette calme présence à ses côtés, cette dormeuse debout, [...] cette virtualité constante et silencieuse qu'il nommait sa douceur". En vérité, à ce point du récit, elle ne recherche rien, et ne s'est pas encore mise à chercher "rien". Car le rien qui nous intéresse, c'est le tout de la psychanalyse. C'est la cause, ce qui fait événement, traumatisme, répétition, impossible. C'est l'objet a, bien évidemment.
La paix de cet "ordre glacé" est cependant troublé un jour gris où elle voit passer un couple devant sa maison, dont la femme lui évoque. Dissimulée -encore- derrière une haie , elle n'y surprend que ces mots : "Morte peut-être", et un baiser coupable et délicieux. Une empreinte de mémoire ranime d'une bribe son corps jusqu'à présent figé dans un mouvement immobile : "Lol bougea, se retourna dans son sommeil, apprit à marcher au hasard". Elle devient captive de longues promenades, se laissant guider par le rien, trompée par ses traces au détour du vide d'une rue, d'un couple d'amoureux. "Des pensées, un fourmillement, toutes également frappées de stérilité une fois la promenade terminée, viennent à Lol pendant qu'elle marche". Les mauvais jours, elle "guettait les éclaircies derrière les fenêtres de sa chambre, [...] elle devait trouver là, dans la monotonie de la pluie, cet ailleurs, uniforme, fade et sublime".
"Pensées naissantes et renaissantes, [...] prennent vie et respirent dans un univers disponible aux confins vides et dont une seule, arrive avec le temps, à la fin, à se lire et à se voir un peu mieux que les autres [...]. Le bal tremblait au loin, ancien, seule épave d'un océan maintenant tranquille".
À ce point du roman, le Je de la narration se manifeste d'un jaillissement qui permet d'en identifier la provenance : "Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d'amour", où suit cette remarque : "C'est la fin qui retient Lol. C'est l'instant précis de sa fin, quand l'aurore arrive avec une brutalité inouïe et la sépare du couple que formaient Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, pour toujours, toujours. Lol progresse chaque jour dans la reconstitution de cet instant". "Ce qu'elle rebâtit, c'est la fin du monde".
Et cette formule mystérieuse : "Elle se voit, et c'est sa pensée véritable, à la même place, dans cette fin, toujours au centre d'une triangulation dont l'aurore et eux deux sont les termes éternels : elle vient d'apercevoir cette aurore alors qu'eux ne l'ont pas encore remarquée. Elle, sait, eux pas encore". Ici, trois termes dont il s'agirait de questionner les places et les fonctions. Quelle est donc cette triade dont Lol constitue le centre mais un centre comme absence ?
Il ne serait pas ici opportun de mobiliser les triangles oedipiens : imaginaire (Enfant-Mère-Phallus imaginaire), symbolique (Sujet barré- Autre- Nom-du-père) ou ce qui pourrait être un ternaire originaire réel (Sujet non barré- Autre non barré- objet petit a). Cependant, il est certain que ce qui se passe entre Richardson, Stretter et Stein lors de la scène du bal, recèle la vérité de l'énigme quant à ce qui s'articule de la structure du parlêtre et de l'impasse subjective propre à celle de Lol.
La structure mobilise toujours les trois registres du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique, en faisant intervenir autour du manque des fonctions (privation, frustration, castration), des objets (sein, fèces, phallus, etc.), et des agents de l'Autre qui se traduisent sous une forme mythique dans les figures de la Mère, du Père et -pourquoi pas- du Saint-Esprit.
Richardson (rïkô : "commandant", harduz : "fort", son : "fils") et Stretter (dont l'étymologie renvoie peut-être à l'étreinte, à l'étranglement) apparaissent ici comme phénomènes purs, ϕαινόμενον (phainô [ϕαίνω], « ce qui se montre, par soi, à partir de soi », de phôs [ϕῶὖ], « la lumière »), ils interviennent comme des reminiscences de ce qui n'a jamais eu lieu, de ce qui ne s'est jamais produit chez Lol. Ils sont comme les fantômes d'une Bejahung manquante, venant manifester la question de ce qui a été forclos. Qu'est-ce qu'un homme, une femme, un père, une mère, qu'est-ce que Ça veut, qu'est-ce que je fais ici, que faut-il avoir, que faut-il être, comment tout ça se passe, se place, se déplace et se dépasse? Ce sont ces questions qui semblent venir traverser Lol. Mais elles restent hors d'atteinte, dans les limbes, comme des larves, des spectres, des ombres qui ne trouvent en Lol aucune substance pour s'accrocher : elles passent à travers son vide. En y laissant cependant la trace.
Il est intéressant de repérer les éléments textuels qui évoquent la scène de son "ravissement" :
- L'arrivée d'Anne-Marie Stretter et de sa fille esquisse ce qui fait l'écart des générations à partir de la différence d'appropriation de ce trait caractéristique de la famille : une taille haute. La fille la soutenant "gauchement" tandis que la mère porte "ces inconvénients comme les emblèmes d'une obscure négation de la nature. Son élégance [...] inquiétait". Sa "grâce abandonnée, ployante, d'oiseau mort" et "sa robe très décolletée" exhibent un phallus noir. Son "pessimisme gai, éclatant, une souriante indolence de la légèreté d'une nuance, d'une cendre", "une audace pénétrée d'elle-même", déploient les insignes brasillants de l'expérience hystérique assumée, aboutie, décomplexée. De ce couple mère-fille, Lol est exclue. Elle ne se situe ni du côté de la fille et de son complexe, ni du côté de la mère et de son instrumentation efficace. Elle n'a jamais connu que l'indifférence, nous dit Tatiana, hermétique à la souffrance et à la peine, "jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille".
- Richarson, lui, se trouve "pâli et sous le coup d'une préoccupation subite et envahissante. [...] Il était devenu différent. Tout le monde pouvait le voir. Ses yeux s'étaient éclaircis. Son visage resserré dans la plénitude de la maturité. De la douleur s'y lisait, mais vieille, du premier âge." Les danses terminées, il se rapproche de Lol pour implorer une aide, un acquiescement.
- Lol, elle : "les avait regardés, une femme dont le coeur est libre de tout engagement, très âgée, regarde ainsi ses enfants s'éloigner, elle parut les aimer". Une fois les amants partis, "la souffrance n'avait pas trouvé en elle où se glisser".
- Enfin, cette phrase : "tous les trois, ils avaient pris de l'âge à foison, des centaines d'années, de cet âge, dans les fous, endormi".
On voit ici que Lol est comme nue, vierge et sans accès à ce qui se déroule devant elle, et qui n'est autre que la danse du désir. Tatiana se trompe quand il lui semble que les trois avaient pris de l'âge. En vérité, cela ne concerne que les deux amants et c'est chez Lol que ce temps, "chez les fous endormi", n'a pas éclos. Il est resté figé. La décompensation qui suit n'est que le cri de ce temps suspendu, de ce temps empêché dans son être, qui ne s'écoule plus. L'espace d'une crise, ce temps s'aperçoit de son impossibilité, de son infirmité dans le corps de Lol. Puis il s'oublie.
La suite et la fin du roman ne sont que les conséquences et le déroulé logiques de cet événement blanc. Le couple qu'elle aperçoit devant sa maison et qui "agit" Lol, comme un embryon de mouvement avorté, l'élaboration d'un impossible après-coup, c'est en fait Tatiana Karl et Jacques Hold. Ce dernier, qui s'avère être le narrateur, redouble la figure de Richardson comme être de désir. À travers lui, Lol se laisse promener par la question -non pas insoluble, car inaccessible, mais - dissolue, du désir.
Néanmoins, elle devine La Chose chez lui : "Lol trouvait qu'il avait des yeux partout autour de lui. Des femmes étaient là, en vrac. |...] Aucune ne lui échappait, inventait Lol, aucune qui aurait pu être éventuellement à sa convenance. [...] puis rejetant, les femmes, en deuil de toutes, de chacune, d'une seule, de celle-là qui n'existait pas encore mais qui aurait pu lui faire manquer celle [...] que Lol attendait avec lui."
Par ailleurs, Jacques Hold, dont le nom évoque à la fois celui qui tient, contient, détient, garde, conserve, mais aussi celui qui accueille, tombera inévitablement amoureux de cette créature qui fait signe de l'objet a, voire l'incarne dans sa nudité, son évanescence, son impossibilité. Comme le dit Lacan, Jacques Hold n'est pas la voix du récit mais son angoisse. Il est le témoin de l'angoisse face à l'objet a, qu'il veut "retenir", "accueillir", mais en vain. Il regarde cette absence de regard, ce regard absent, le regarder.
C'est à travers lui et Tatiana que Lol va tenter de réaliser ce qu'on peut difficilement appeler, au sens propre, un fantasme. Néanmoins, les éléments coïncident pour l'évoquer comme tel. Elle se fera le témoin du rapport sexuel des amants. Dans le champ de seigle, elle se fait simple et pur regard, objet scopique mirant le rapport en quelque sorte réussi, à travers la fenêtre rectangulaire de l'hôtel. Elle est, effectivement, comme dit plus haut, au "centre d'une triangulation dont l'aurore et eux deux sont les termes éternels".
Lol s'est eclipsée de l'aurore, qui l'a remplacée. Elle n'est plus que regard, absence couveuse de l'immensité, vide, ravissement.
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