Partons ici de Lacan. Il nous dit que :
l'amour est narcissique,
l'oblativité (le don de soi, la visée seule du bien de l'autre) est une bêtise;
l'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas, à quelqu'un qui n'en veut pas
la jouissance, n'est pas le signe de l'amour
seul l'amour permet à la jouissance de condescendre au désir
la substance du prétendu objectal n'est en fait que ce qui, dans le désir, est reste, à savoir la cause, le petit a.
Commençons d'abord par éclaircir un point sur la notion d'objet. Au-delà de son acception dans la langue philosophique et scientifique, qui désigne la personne propre en regard de la chose qui lui fait face -son objet, il s'agit d'entendre également ce terme dans son sens strict, comme prérequis à toute possibilité de voir se médier un rapport à l'autre qui vaille. L'autre ne peut-être qu'objet. Car le sujet, en psychanalyse, c'est toujours celui de l'inconscient. le Je pris dans sa dialectique avec l'Autre. Si un sujet pur devait me faire face, ce serait par la réduction de sa forme à celle du petit autre, du miroir, de l'alter ego. Rappelons que le sujet, étymologiquement, c'est celui qui est "soumis, assujetti", "jeté sous", à nous fouler l'existence de la sienne, il ne saurait conserver notre affection qu'à la réduire, la sienne d'existence, et vice-versa. Nous lui reprocherions alors bien vite de ne pas être suffisamment "même", de manquer à la compréhension de nos attentes, de ne pas deviner nos besoins, de n'avoir pas d'empathie, et ce malgré tous les efforts que nous déployons, à retenir ou contenir notre demande, à exprimer ce qui s'exaspère de subtilités dans les contradictions fines et sensibles de notre désir faillé et insatisfait.
À ce titre également, méfions nous de l'empathie : s'identifier à autrui dans ce qu'il ressent, ça n'est jamais qu'identifier l'autre à soi et approfondir l'abime qui mène à notre perdition. L'origine du terme devrait déjà nous mettre sur nos gardes, puisqu'il ne s'agit que d'aller s'empoter de notre maladresse "dans la souffrance" de notre pâteux et piteux empathé de voisin. Quitte à vouloir faire dans le pathos, faisons plus simple et souffrons "avec", par sympathie, c'est-à-dire : collons au semblant (acception lacanienne), à la distance et à son ordre, qui, je le rappelle, est toujours la dominante des discours, sans lequel aucun lien social n'est possible.
En fin de compte, l'autre est plus à sa place pris comme objet que comme sujet. Si l'on veut entendre qu'il s'agit de ne pas lui dénier une existence, une sensibilité, on ferait mieux de ne pas se fourvoyer dans la pensée qu'il pourrait être atteint autrement qu'en tant que représentation, comme ce qui intervient dans une économie visant à la satisfaction du sujet et avec quoi celui-ci s'entretient à l'intérieur d'une dialectique du manque.
Cette remarque liminaire terminée, introduisons à la critique de l'amour génital, oblatif, que Lacan cible à plusieurs reprises. Il s'agit d'une chimère que se faisaient miroiter des générations d'analystes, visant par là l'entité réunifiée, totalisante, qui aurait absorbée et dépassée les pulsions dites partielles (orales, anales, phalliques) en regard de ses objets, eux-mêmes "partielisés" (sein, fèces, pénis), dans l'unification de l'objet, graal de l'amour dit génital. Est-ce à dire que les pulsions partielles sont ainsi révolues, sauf à voir le sujet régresser à un des "stades" de la pulsion ? Où n'est-ce pas plutôt une aufhebung, une conservation dans le dépassement, un maintien dans ce qui serait dès lors une sublimation? Quoiqu'il en soit, l'objet de l'amour génital serait ainsi lavé, purifié de ce que furent autrefois ses rapports accrocheurs et manquants aux objets fragmentés, dispersés et dédoublés du corps de l'Autre :
à l'absorption goulue et vampirique du sein nourricier et privateur, délectable et détestable, enrobant et étouffant ;
à la rétention ou l'évacuation des fèces, premier objet réclamé par l'Autre, trésor qui une fois exhumé de nos entrailles se révèle comme immonde à rejeter, faisant ambivalence du vil et du précieux, de l'or et de la merde, amphibologie si chère à l'inconscient de notre obsessionnel qui s'empresse toujours de confondre, dans le don comme dans l'accumulation, dans les témoignages de son affection comme dans son appétence "naturelle" pour telle ou telle chose, pureté et péché, propreté et saleté, immacule et souillure, sacré et immondice, à recouvrir ainsi toute manifestation libre de son désir d'une flétrissure malsaine justifiant sa prison coupable, faisant de la figure adorée un inséparable de sa haine ;
à la démonstration agressive, péremptoire, écrasante et exhibitionniste de son pénis comme dans la frustration amère et rancunière, acrimonieuse, revancharde et vindicative, d'en porter le signe en négatif, en défaut, ces deux positions faisant de l'autre partenaire un exutoire, un bourreau, un bouc émissaire à exciter son propre complexe de castration,
Se substituerait la félicité d'un amour vécu "sous le primat de la génitalité". Dans le langage courant, ce serait le "vrai" amour, arraché à l'attachement, aboutissement d'un "travail sur soi" où la relation n'est plus vécue de façon égoïste, intéressée, soumise à un impératif vital de nécessité, mais comme un "en-plus", un parachèvement qui supposerait que nous reconnaissions en l'autre une dimension supérieure à celle qui le définirait comme suppléant impérieux à notre manque-à-être, chose venant recouvrir le trou, la béance nue qui ne peut se signaler que de l'angoisse.
En vérité, il n'existe pas de tel idéal relationnel. L'être humain fait toujours nécessité de l'Autre et de l'objet a, et l'équilibre tiendrait plutôt à la répartition harmonieuse dans ce qui se distribue de jouissance entre le sujet et cet Autre, qui est toujours de l'Autre sexe (y compris dans le rapport homosexuel), "a-sexué".
"La jouissance de l'Autre n'est pas le signe de l'amour", nous dit Lacan. Pourtant, à première vue, il semble que nous ne fassions que ça, jouir de l'Autre, autant que nous recherchons sa jouissance, ce qui est parfois la même chose.
Il reste toujours chez l'aimé(e) quelque chose venant nous faire signe d'une jouissance "en puissance" qu'il s'empressera nécessairement de défaillir dans l'acte. La notion d'objectalité se connote ici différemment, c'est-à-dire de l'apport lacanien de l'objet a, comme cause du désir. Cet objet est toujours en recel chez le partenaire, mais comme image.
Pourquoi comme image? Car le manque qui cause notre désir, l'autre n'en est que le reflet. Qu'est-ce que cela veut dire? Que l'amour est toujours narcissique en ce qu'il est un entretien avec la propre cause de notre désir, situant le lieu d'un manque-à-être, et se recouvrant de l'étoffe aux moirures mystérieuses de notre fantasme. Une preuve que l'autre nous dérobe dans son image à notre propre manque, c'est celle qu'on relève quand survient le deuil.
C'est facilité de la pensée que de dire que l'autre nous manque. C'est bien plutôt que nous manquons à l'autre, que nous nous sentons abandonné, de ne plus être le support de son manque, donnant ainsi à la cause de son désir notre propre représentation, dans une élection qui est foncièrement narcissique. Le manquant à notre vie nous manque de ne plus nous prendre comme manquant à la sienne.
L'amour génital, oblatif, qui fait priorité du don de soi à l'autre, n'existe pas. Car ce qu'on donne, c'est son propre manque, c'est-à-dire, à partir de sa faille, les moyens de suppléance offerts par notre fantasme pour la recouvrir et la panser, et ceci en réponse à ce qu'on suppose, à tort, illusoirement, être ce que l'autre désire.
D'où l'aphorisme lacanien : "L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas, à quelqu'un qui n'en veut pas". Mais s'il n'en veut pas, l'autre est assez pris de son propre manque pour recouvrir ce que son partenaire lui donne comme une réponse -certes ratée, mais preuve d'amour quand même- de la dimension du fantasme.
On voit d'ailleurs parfois que les fantasmes s'entretiennent de l'illusion d'une conjonction, ou plutôt d'une coaptation, et ceci à l'aide des signes que l'autre nous renvoie. Ces signes de l'autre, il s'agit qu'ils fassent résonnance des signifiants qui vinrent envelopper, parsemer, consteller et se souffler sur les objets de notre désir.
Qu'est-ce qui nous émeut dans le partenaire amoureux? Quoi, si ce ne sont ses symptômes et, en définitive, sa part de faiblesse? C'est "la rencontre chez le partenaire des symptômes, des affects, de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil du rapport sexuel". Mais ce stigmate de la lutte contre l'impossibilité du rapport, c'est-à-dire d'atteindre à la jouissance ultime dans ce qui serait une complémentarité harmonieuse, absolue, pleine, ne peut évidemment pas suffire. Il faut que le signe de cette lutte, qui est toujours celle que le sujet de l'inconscient entretient avec son manque, sache faire signe à l'autre d'une façon telle qu'elle l'émeuve, le mette en mouvement, c'est-à-dire le mette au travail, en action de sa propre lutte, dans cette autre scène où la dimension esthétique n'est jamais absente.
Cette émotion ressentie du symptôme de l'aimé est-elle celle du stigmate de ce qui fût autrefois chez l'Autre la marque de son manque, auquel nous aurions alors tant voulu pouvoir répondre ?
Mais y répondre, c'est impossible. Et c'est bien pourquoi le vrai amour débouche sur la haine. "Il ne se peut pas que le sujet ne désire pas ne pas trop en savoir sur ce qu'il en est de cette rencontre éminemment contingente avec l'autre. Aussi, de l'autre va-t-il à l'être qui y est pris", dit Lacan, et plus loin : "L'abord de l'être par l'amour, n'est-ce pas là que surgit ce qui fait de l'être ce qui ne se soutient que de se rater?", et encore : "L'abord de l'être, n'est-ce pas là que réside l'extrême de l'amour, la vraie amour".
Aborder l'autre par l'amour, c'est poser la question de l'être, ou plutôt de ce qui le fait désêtre, de ce qui lui manque pour qu'il en vienne, justement, à être. Et la réponse, qui ne peut que faillir, puisque ce qui le fait être est justement la faille, précipite nécessairement le sujet amoureux dans la déception, la frustration de ne jamais pouvoir venir se placer comme étant celui qui pourrait venir répondre au manque de l'autre, nous laissant errant, banni, en exil, dans la rancune et la rancoeur de n'avoir suffi à y atteindre .
Investir l'autre par l'amour, "la vraie amour", c'est investir son être et toucher là une vérité qui nous horrifie, et "débouche sur la haine". Nous réalisons que l'être est hors d'atteinte, que le rapport est un impossible, et nous maudissons alors ce qui nous a été révélé, de s'apercevoir que la relation amoureuse se soutient de la fumée du semblant, de la parade et de la mascarade, de considérations purement motérielles, que nous ne comptons simplement que comme support, qu'au même titre que l'aimé(e), d'être, de substance, nous n'en avons pas. La haine, en un sens, serre toujours de plus près la vérité.
Cependant, Lacan nous dit aussi que "Seul l'amour permet à la jouissance de condescendre au désir". Et l'amour ne peut être ici que celui qui s'inaugure de la Loi du Père, celle dont la symbolisation est la condition du désir et dont "vient -à bou(t)" le parlêtre lors de la "liquidation" du complexe d'Oedipe. Et c'est bien cela qui était la visée de l'amour génital. C'est de renoncer à jouir (et au jouir) de la mère que nous pouvons condescendre au désir, et seul l'amour nous permet d'y atteindre. L'aboutissement logique des propositions, c'est que le seul amour qui vaillle, c'est celui du Père. Et si "la jouissance, n'est pas le signe de l'amour" et que "la vraie amour débouche sur la haine", l'amour n'existe-t-il donc que dans la reconnaissance de l'impossible, au-delà d'une exaspération du sentiment d'impuissance.
L'amour se nourrit de castration.
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