
Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
Victor HUGO, Booz endormi, La légende des siècles, 1859
Dans la psychose, il y a forclusion du Nom-du-père, selon la formule bien connue de Lacan. Le Nom-du-père, c'est une métaphore particulière qui fait la genèse de toutes les autres. Mais qu'est-ce qu'une métaphore? C'est ce pouvoir de création que possède le parlêtre d'user du langage pour en sublimer l'essence, en réhausser une de ses propriétés inhérente et constitutive, à savoir le fait que la nomination d'une chose l'élève à une autre dimension, autant qu'elle en fait surgir l'écart, le manque à être. La métaphore est l'exploitation de cette dimension et l'exploration de cet écart.
Je fais dire à la chose autre chose en y ajoutant une valeur esthétique, je l'enrichis, je la magnifie, d'où la part de jouissance qu'elle nous procure. Quant à l'écart qui se loge entre le mot et l'objet qu'il signifie, la métaphore sert justement à le préserver. À le creuser, même. Elle en est la gardienne, de ce trou irréductible que la science cherche au contraire à combler. Ça n'est pas pour rien que le poète est le négatif du scientifique. Il devient mélancolique quand la science oublie l'humaine nécessité de renconnaître l'ombre du signifiant, dans son hubris platonicienne d'être le seul dire qui vaille sur le fin mot de la chose. Ce faim-mot affamé de l'a-chose.
La métaphore porte au-delà. Elle est la marque du parlêtre en ce qu'il a reconnu en lui l'inconscient qui le fait sujet. La métaphore fait signe de ce sujet qui se dit par elle. Quand je dis : "la faucille d'or", je fais parler un sujet qui de la lune se mire en une myriade de significations, avec ce pouvoir magique particulier qui prête à chacun la possibilité d'y entendre ce qu'il désire -ou plus exactement la nécessité de ce qui désire, tout en communiant sa retrouvaille avec le poète, qui commémore par son vers l'universel de la subjectivité humaine. L'Un est le multiple.
Cette métaphore, elle récupère une part de jouissance, mais suppose d'abord que nous ayons su y renoncer. C'est en cela que le Nom-du-père est la métaphore de toutes les métaphores. Il en est le garant, le protecteur, l'élément moteur, mais aussi et surtout, l'instrument qui lui sert à en jouir sexuellement, permettant ainsi à la chaîne signifiante, dans laquelle se déploiera et se révélera le sujet dans un vacillement, de trouver sa bonne norme physiologique. Cette bonne norme ne garantira pas toujours la bonne santé du parlêtre, et n'empêchera pas sa pathologie, au contraire. Car c'est là l'ironie : nous sommes malades de cette métaphore originelle, d'avoir reconnu dans ce Nom-du-père la réponse à la question d'une impossible jouissance. Il faut payer le prix de la Loi. Le Nom-du-père est l'acceptation de cette Loi que nous impose à tous le langage, à savoir que nous sommes castrés, et qu'il est impossible pour nous de jouir de La Chose. La mère est interdite : on ne saisira jamais le bien qu'elle désire -qui est celui du nôtre désir- autrement que par l'étirement et l'élévation infinie de la métaphore.
Nous savons qu'une norme est toujours corrélative d'un ordre. Ladite forclusion du Nom-du-père qui inscrit un sujet dans la psychose ne l'empêche pas de se soutenir de son a-normalité pour créer de nouvelles normes, établir ou rétablir un nouvel ordre et garantir ainsi son adaptation à la réalité. Ainsi en va-t-il de la machine thérapeutique du fou qu'on appelle à juste titre métaphore délirante. Délirante ou en délire (étymologiquement : "sortir du sillon"), à se délier ou se dé-lire, on cherche à résoudre l'énigme de cet x derrière lequel se profile rien. Rien d'autre que l'objet cause du désir, cet a que le sujet psychotique tend à confondre avec le Un. Cet Autre maternel, il doit y en avoir Un qui puisse la faire jouir, la satisfaire, la posséder, la combler. Cet Un échappe à tout manque. Non castré, il pourvoie au manque de la mère, au-delà même du leurre que préserve le sujet pervers (perverse et préserve ne sont-ils pas anagrammatiques?) dans son jeu de mirage ou dans son fétiche, c'est en ce point Un que le psychotique cherche à se situer.
Mais il ne peut y parvenir. Cet espace énigmatique où se loge le désir maternel est celui d'un objet trou, impossible à combler, et tout Un possible ne saurait y atteindre. De rejeter et de ne pas reconnaître ce signifiant de la castration, ce Nom-du-père qui vient donner à la coupure qu'opère le langage son interprétation sexuelle, le psychotique sera en peine chaque fois que s'ouvrira devant lui la béance de ce réel, la vérité première et dernière qui fait du monde une hallucination et une horreur, un rien qu'il s'agit de recouvrir -et de recouvrer- par le leurre du désir. Ce leurre, c'est le phallus dans sa dimension symbolique. C'est la métaphore qui porte au-delà (μετά, metá « d’un lieu à un autre » et de φέρω, phérô « porter »). Au-delà de ce rien qui est la cause monstrueuse qu'il ne faut pas voir. Et cette métaphore, c'est le père qui la porte. Nous revient alors cette saillie de Freud : « Si saint Christophe supportait le Christ et si le Christ supportait le monde, dis-moi : où donc saint Christophe a-t-il pu poser ses pieds ? ». Reponse : sur rien.
Dans sa rencontre avec la jouissance, le parlêtre ne peut jamais que se heurter à ce manque constitutif qu'il ressent comme traumatisme mais que l'après-coup de sa représentation l'amènera à interpréter : soit comme dol et agression, dans la revendication insatisfaite et la vanité d'un appel au père impuissant à venir suppléer à ce manque, caractéristique de l'hystérique; soit comme plaisir coupable, empreint de violence et du voeu de mort qui rend sa réalisation impossible : jouir tout à fait de l'Autre, ce serait du même coup l'abolir. Angoisse qui saisit l'obsessionel quand il rencontre son désir, qui est toujours désir de mort. La jouissance est mort de l'Autre et la mort de l'Autre, c'est celle du sujet lui-même. D'où cette fuite perpétuelle et son attachement à toujours vouloir "dé-finir" -et je me rappelle ici une patiente obsessionnelle qui portait cette inscription tatouée sur son bras avec ce trait séparant le préfixe du radical : dé-finir, c'est s'attacher à ne jamais vouloir venir voir la fin, quitte à la dé-faire, la dé-tourner, bien dé-terminé à ne jamais s'arrêter de dé-finir la chose. C'est un moyen de faire avec la limite et en même temps de l'effacer.
Ainsi, on ne s'étonnera pas de voir l'obsessionnel briller dans les carrières scientifiques, puisque celles-ci consistent à investir le réel sans jamais en considérer la butée dernière. Attaché à la croyance que ce réel peut-être résolu, donc aboli, tout en ne cessant jamais de renoncer à n'en pas voir la limite, il érige entre lui et cet impossible -qui est la définition du réel- un impossible de substitution qui est le coeur de sa jouissance morbide (et qui s'appelle le surmoi), ce qui revient en définitive à forclore toute castration.
Le psychotique, lui, n'aura pas su entrevoir cette limite, ce manque. Il aura refusé d'y croire, d'où cette Versagen des Glaubens ("refus de la croyance") évoquée par Freud dans le Manuscrit K. Il n'internalise pas la division. Il ne sait l'interpréter autrement que par sa projection à l'extérieur. De l'impossibilité fondamentale et structurale de croire en l'impossible, c'est-à-dire de reconnaître comme tel le réel, à la certitude délirante d'avoir repéré dans un Un ce qui empêcha la jouissance, il y a un pas que le paranoïaque franchit.
De ne pas pouvoir savoir, il ne sait que pouvoir désigner le responsable lui ayant refusé l'accès à la jouissance. Ce responsable, toujours Un, ne peut être que persécuteur et projeter, à ses yeux, le sujet comme parasite, gêneur au regard de ce Un qui cherche à jouir à son détriment, à profiter de lui. C'est pour cette raison que le paranoïaque est méfiant envers tous (méfiance qui vient de fidere : "croire, se fier"), car tous sont susceptibles de venir incarner ce Un coupable de lui avoir dérobé la jouissance, et ce d'après les signes que pourrait émettre cette instance comme autant de marques repérables de sa jouissance scélérate : tout porteur de ces stigmates devenant un représentant de ladite instance. On comprend ainsi la dangerosité du paranoïaque face à son ennemi : comme les Highlanders, "il ne peut en rester qu'Un". Et le parano est assez mégalo pour que ce soit lui.
Néanmoins, on a vu sa haine se résoudre en amour. Chez Schreber, par exemple. Au terme d'un long travail de la métaphore en délire, il cherche à suppléer la forclusion du Nom-du-père et révèle par là même la constitution homosexuelle propre à la structure paranoïaque. Cette résolution aboutira à se faire La Femme de cet Un. Ce dieu persécuteur est maintenant devenu protecteur, ensemenceur de l'uter élu, du véhicule providentiel permettant l'avènement d'une nouvelle race humaine. C'est un compromis astucieux trouvé entre l'amour du père réconcilié et l'investissement du moi mégalomaniaque du parano qui devient ainsi l'Au-moins-Une, se situant en ce lieu du réel comme cause. La métaphore délirante est ici une suppléance imaginaire, d'où son caractère de profusion, sa fragilité, au manque symbolique de l'opération du Nom-du-père.
Pour clore cet article sur la métaphore du délire, je voudrais ouvrir sur cette idée que la métaphore est le mode privilégié de la culture en ce qu'elle favorise la capacité à l'abstraction. Si elle est inscrite comme virtualité de la langue, en puissance, il aura fallu un long et lent processus dialectique et historique pour que son esprit et sa forme deviennent le paradigme de nos modèles culturels. Un des fondements de notre culture, c'est bien le texte biblique, et il n'est pas anodin qu'on y insiste sur l'importance du Logos, signifiant qu'on retrouve auréolé du même nimbe sacré chez nos ascendants spirituels grecs; mais aussi que soit énoncé dans l'Exode (20:4-66) une mise en garde sur la question de l'image, érigée à la valeur de Commandement : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. ».
Cette valorisation du λόγος et cette méfiance de l'εἴδωλον sonnent comme un avertissement. Car s'il est quelque chose qui fait de la résistance à la métaphore, c'est bien l'image, puisqu'elle cherche à capturer la chose et en propose une appréhension quasi directe, totalisante et figée. S'il s'agit de nuancer ces assertions, il n'en demeure pas moins que l'image possède cette qualité de fascination, avec ce risque d'une perte de richesse dans la signification, puisqu'elle pro-pose une vision qui peut très facilement s'im-poser, obstruant ainsi tous les pores par lesquels le verbe faisait s'exsuder et s'exhaler de la chose l'infinité des effets de sens.
Nous vivons aujourd'hui ce changement de paradigme. Nous sommes captifs du règne de l'image et ne nous rendons pas encore compte de la façon dont elle vient étendre son royaume sur celui de la parole. Les nouveaux médias, qui s'inscrivent dans cette facticité et ce simulacre contemporains, se sont eux-mêmes laissés contaminer par sa toute-puissance. Devenue mouvement perpétuel d'un délire "en marche", sans cesse "actualisée", elle vide le discours de toute substance et toute référence à ce qui venait organiser, dans le logos, une raison supportée par l'articulation logique et dialectique, et aussi bien -et de manière coextensive- par le repérage de ce trou dans le savoir. Insensiblement, nous glissons dans une ère où le discours de chacun d'entre nous se calque, dans son fonctionnement, à celui du simulacre médiatique et son trompe-l'oeil imaginaire. Le symbolique permis par le logos s'amenuise et l'imaginaire de l'eίdôlon (« fantôme, image ») profuse. Faut-il que nous empruntions au psychotique sa métaphore délirante pour ne pas devenir complètement fous?
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