Le premier verset des DIX COMMANDEMENTS dit (Shemot 20,2) : אנכי ה’ אלקיך אשר הוצאתיך מארץ מצרים מבית עבדים.
« Je suis l’Eternel ton Dieu qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte de la maison d’esclaves ».
Le mot ANOKHI signifie « Je suis », expression emphatique que nous pourrions traduire par « J’existe ». Il n’est pas dit אני, ANI, qui signifie aussi (et normalement) Je, mais אנכי, Anokhi.
Quelle est la différence ? Ani, אני, peut être compris comme le sujet du verbe, mais n'exprime pas Je en tant que tel.
Dans Anokhi, אנכי :
Le א (Aleph) fait référence au mot Ana, MOI;
La lettre נ, Noun, renvoie à Nafshi, MON ÂME, MON ESSENCE;
La lettre כ, Kaf, au mot Ketivat, J'AI ÉCRIT;
La lettre י, Youd, à Yavit, JE L'AI DONNÉE.
Ce qui donne en résumé : אנכי, Anokhi, Moi, mon âme, je l'ai écrite, je l'ai donnée.
Quand on nous dit que :
- le JE, le sujet, est celui de l'inconscient, que l'inconscient est écriture, qu'il est le discours de l'Autre, qu'il s'éclipse aussitôt après être apparu dans les brèches de l'existence.
-que son existence se soutient en vérité d'un abîme, qu'il est entre le néant et l'être, que son "Je suis" (ANOKHI), n'est en fait qu'écriture et don, dont il aura bien fallu qu'ils s'originent tous deux d'une parole et d'un désir.
On comprend que intérêt peut avoir le détour par la théologie, la mystique ou la kabbale.
Partout où l'homme cherche Dieu, partout où il cherche à le situer, le définir, le saisir, il retombe dans ce que Lacan aura désigné de ce trou au centre de notre être, ce réel que suppose toute assomption du sujet à la parole, à sa prise dans le signifiant.
"Au commencement était le Verbe". Le Logos dit l'évangile de saint-Jean, rédigé dans la koînè. À supposer qu'un récit en hébreu ait vu le jour, la traduction du Verbe aurait été DIBOUR, comme on le trouve d'ailleurs dans les versions hébraïques.
Le mot D.V.R ( ד.ב.ר) qui peut se lire en hébreu :
Davar : chose / objet / parole / sujet
Dibour : parole
Dover : porte-parole
Dabar : chef / dirigeant
Diber : parole / discours / exterminer / anéantir
Dever : peste
La racine hébraïque, aux multiples résonances, nous fait bien sentir le pouvoir créateur et exterminateur de la parole. On y retrouve ces notions que la psychanalyse féconde avec fruit :
- Cette CHOSE, dont l'agent est ce Nebenmensch en ce qu'il a de plus étrange et d'étranger, et autour de quoi gravite le désir.
- Elle recèle en son coeur l'OBJET a, cause du désir du sujet. Cet objet chu au moment-même où notre chair copula avec le signifiant pour s'y inscrire comme PULSION.
- Le porte-parole en tant qu'il est LE REPRÉSENTANT du sujet comme signifiant, S1 (pour un autre : S2), permettant une première inscription dans la chaîne qui se déroulera selon l'accroche qui se fera au désir et au DISCOURS de l'Autre - recelé dans l'énigme de sa PAROLE et le réel de sa jouissance ; les mécanismes associatifs propres au signifiant que sont la métaphore et la métonymie ; la logique de la lettre comme rature, à « mi-chemin entre l’écrit et la parole », lettre baladeuse résistant au sens et accrochant sa part de jouissance dans les mots où le SUJET s'enfuit.
- Le chef et le dirigeant, dans lesquels on verra bien ce que la parole suppose de maîtrise comme nécessité, à savoir le SIGNIFIANT-MAÎTRE. Celui qui fait marcher droit le sujet, le rend forcément un peu bête, joué par le SEMBLANT, et ignorant de sa VÉRITÉ. Quoique celle-ci ne puisse se dire toute, il y a un SAVOIR sur cette vérité. Et c'est toute l'affaire de la psychanalyse que de le déloger, ce savoir insu du sujet qui le mène tout autant et même davantage que celui qui fait maîtrise, puisque la JOUISSANCE est de son côté.
- La peste, car quelle autre maladie est plus mortelle que celle du LANGAGE, qui nous TUE, nous EX-TERMINE, faisant que la seule limite à notre être, notre seule intimité, se situe en-dehors de nous-mêmes, dans les mots qui nous enlèvent à toute possibilité d'être, nous condamnant à manquer de cette essence où nous fourvoie le fantasme, tout comme celui d'un rapport possible à l'autre.
Cette racine du D.V.R ( ד.ב.ר) nous éclaire donc sur la constitution même du SYMBOLIQUE. Issu du grec ancien σύμβολον / súmbolon, dérivé du verbe συμβάλλομαι / sumballomai, « mettre ensemble, apporter son écot, comparer » (de σύν / sún, « avec », et βάλλω / bállô, « lancer, jeter »). Un « sumbolon » était un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Pour liquider le contrat, il fallait faire la preuve de sa qualité en rapprochant les deux morceaux qui devaient s'emboîter parfaitement.
Les racines de l'indo-européen donnent :
- *sḗm (« ensemble, un »), apparenté au slavon съ, sŭ (« avec »), à ὁμός, homós (« pareil »).
- *gʷel- (« piquer, pointer, peiner »), qui donne aussi žal (« peine ») en tchèque, ngel en albanais, Qual (« torture ») en allemand.
Ainsi, l'ordre symbolique nous sépare dans la promesse qu'un jour, par un pacte dont il s'agit de convenir avec l'Autre- même si son pourquoi nous échappe, au fond, et c'est là qu'il faut trouver ce qui constitue les structures élementaires, les mythes et l'origine absente des traditions- dans la promesse qu'un jour adviendra où nous pourrons à nouveau nous unir, à moins qu'il ne s'agisse d'échapper "par la peine" à la "torture" dans laquelle son ordre inexorable nous a jetés.
Notre être est un abîme qui soutient la surface du monde. Il n'est donc pas "à l'image de Dieu", mais possède la même insistance d'inexistence par quoi il consiste. C'est une façon de définir le Réel en psychanalyse.
Dans la Kabbale, l'Ein Sof ("sans fin", "sans limite") constitue l'essence transcendante cachée de Dieu, assimilée dans le Zohar à l'abîme tapi au fond de toute chose et qui ne devient visible que dans les "brèches" de l'existence. Dans chaque changement de forme, à chaque fois qu'une chose est altérée ou change d'état, l'Abîme se dévoile à l'esprit du mystique.
Les kabbalistes appellent "l'Origine de l'Être", le « Commencement » (BERESHIT), la source qui jaillit de l'Abîme. Ce tout premier principe réside en deçà de tout ce qui peut être vu et connu. Il précède également la division entre le sujet et l'objet de la conscience, qui rend possible la connaissance.
Ce principe antérieur à la disjonction du sujet et de l'objet, ça n'est autre que celui qu'instaure la dimension du langage chez le parlêtre.
Isaac Louria, kabbaliste palestinien du XVIe siècle, renverse la conception initiale du TSIMTSOUM (צמצום, contraction), concept qui tente de décrire la façon dont Dieu procéda pour créer le monde. Afin de résoudre la contradiction de ce que Dieu serait créateur d'un domaine à l'extérieur de lui-même, contredisant ainsi son infinitude (Ein Sof), il imagine que c'est en se retirant de lui-même qu'il put faire surgir le monde de son vide.
Cette idée du retrait de soi pour créer le monde est tout à fait intéressante car elle permet un déplacement de la conception d'un Un infini qui serait absolument extérieur au monde tout en l'englobant. Dieu devient à la fois présence et absence dans le monde. Ce dernier est une émanation de son propre vide, une sorte de rêve d'où sortirait tout ce réel prêt à se faire cueillir par le signifiant.
Le monde comme matière à extraire du signifiants est comme l'extimité de Dieu. Ce qui est à la fois le plus intime, tout en étant à l'extérieur. Il en va de même pour l'Autre en tant qu'il est le lieu de notre inconscient. Altérité radicale, il est à la fois notre confident le plus lointain, notre familier le plus différent, notre demeure la plus confortable et pourtant la plus étrange.
تعليقات