Je vais aujourd'hui vous parler de la phobie. Je dois avouer que c'est un exercice qui m'a causé des difficultés. Une question comme celle-ci interroge la psychanalyse dans ce qu'elle peut mobiliser de consistant pour venir y répondre, et c'est à me perdre dans les dédales de Cairn (karn : "tas de pierre" et carnitu : "a érigé [une tombe]) que j'en régurgite les petits caillous semés du savoir universitaire, qu'on vend pour quelques morceaux de pain à se perdre dans la forêt. Le Cairn, ici, aura marqué l'emplacement funéraire d'un savoir mort dont je n'aurais rien su ou pu retirer.
Tous ces articles foisonnants me perdent et désespèrent un peu le vain désir d'avoir à en dire quelque chose qui vaille. On se sent pris d'une nausée dont le culmen se signale presque de l'angoisse devant laquelle l'objet phobique s'interposerait alors sous la forme d'un gros tas de pierre. Tas de pierre à faire carrière sur le marché des productions intellectuelles, accumulation de membres sur le monstre sans tête du capitalisme académique. On en ressort étourdi, asphyxié, embourbé, et de ce marécage où chacun s'empresse de faire crotte de son petit a, on prend la mesure : notre petit bout de savoir est mené par celui de la jouissance, et y répond nécessairement de la connerie. Dans le séminaire XV, Lacan propose d'en faire l'éloge, de cette connerie. Il semble qu'il ne plaisante pas. La vérité est toujours conne, et vient de la déficience qu'elle éprouve de son approche du champ sexuel. Le con est d'abord un cunnus.
Ces articles gagneraient à s'engager autrement du labeur qui partout fait signe, de retourner la lettre comme la terre en perdant les vertus de ce bon humus qui nous fait hommes, sujets de l'inconscient. Y aller un peu plus de son style, comme je m'y enlise d'emprunter au maître le sien, faute d'en avoir un autre qui convienne à l'exercice ? Le désir de savoir est toujours quelque chose qui s'opère du savoir de notre désir. Alors pourquoi ne pas y mettre la gomme? Les grands bâtisseurs de ce monde ne partagent-ils pas la caractéristique que de leur oeuvre s'y ouvre plus large le compas de la jouissance? Ils y plongent la tête la première, sans craindre de se heurter aux écueils d'une bêtise qui trace aussi leur ligne d'horizon. C'est à partir de là qu'ils nous saisissent, nous subjuguent, nous fascinent.
Entrons dans le sujet qui nous préoccupe.
Dans notre fascinante mythologie, Phobos a de qui tenir, puisqu'il est fils d'Arès et d'Aphrodite, de la guerre et du désir. Avec son frère Deimos (la Terreur), il sème la peur sur les champs de bataille et orne les boucliers des guerriers, pétrifiant leurs ennemis à l'instar de Méduse (d'ailleurs attribut de Phobos). La pétrification intervient à de nombreuses reprises dans ces mythes, et il n'est que de lire Ovide et ses Métamorphoses pour se rendre compte qu'elle arrive sur le lieu du traumatisme, quand un affect innommable surprend sa victime et la dessèche : la vie du signifiant s'éteint et le corps se raidit comme une statue de souffrance.
Je vais ici vous donner quelques points de repères généraux sur la phobie :
- Freud isole d'abord la névrose d'angoisse (1895) comme névrose actuelle : la phobie survient d'un excès d'excitation sexuelle. En 1908, il introduit l'hystérie d'angoisse : la libido non convertie est libérée sous forme d'angoisse et se traduit dans un symptôme phobique. La phobie du petit Hans révèle le conflit oedipien à l'oeuvre et l'angoisse de castration.
- Lacan traite essentiellement de la phobie dans trois séminaires : La relation d'objet, Le Transfert et D'un Autre à l'autre. L'objet phobique y apparaît tour à tour dans : sa fonction de "faire bord" au sexuel; une analogie au totem qui supplée au père symbolique; sa valeur d'image d'aversion dans le champ scopique; sa superposition au grand Phi; une suppléance au manque dans l'Autre; un blason devant la défaillance du désir, à l'avant-poste de l'angoisse, parant au complexe de castration; une "plaque tournante" dont le mode d'élucidation coïncidera avec le choix de la structure (hystérie, névrose obsessionnelle, perversion)
- Melman la pose comme pathologie de l'imaginaire, où ce qui est normalement fait pour voiler la présence du trou défaille. Il l'articule à une panne dans la phase du miroir, un repérage manqué de l'au-moins-un à partir duquel va se situer l'identité sexuelle
L'objet phobique semble se précipiter comme un résidu de réel dans le champ des représentations organisé par l'imaginaire et le symbolique. Cet objet indique la localisation d'une faille dans la structure. Ou plutôt, elle rend visible cette béance. À ce titre, elle partage des similitudes avec l'hallucination, comme un petit délire localisé, faisant d'un symboliquement forclos une apparition dans le réel. À ceci près que le registre imaginaire convoqué dans la représentation semble avoir trouvé un bord, un support fixe, s'être cristallisé dans une figure, un objet avec lequel le réel coïncide.
En tant que plaque tournante, pivot, pont, jonction entre refoulement primordial et secondaire, l'objet ou la situation phobique relève d'un moment charnière, d'un axe fondamental en tant qu'il constitue un des noyaux de la structure, point de focalisation des ressorts et tendances vers quoi convergent les mythèmes d'un Oedipe en attente d'articulation et de résolution.
Quoiqu'il soit constitué, à l'instar du symptôme hystérique ou obsessionnel, par les modulations du signifiant et l'instance de la lettre, cet objet se présente comme étant primaire, primodial, en ce sens que son apparition comme signifiant semble être prototypique du registre symbolique. Il apparaît comme "chimiquement pur" et revêt ainsi plus facilement une forme qui se prête à l'universalisation, faisant résonance des archétypes jungiens.
En cela, l'objet phobique dans ses relations au fétiche et au totem semble donner de la consistance à l'approche lacanienne de la phobie comme plaque tournante.
La constitution du totem venant signaler un au-delà, un progrès dans la symbolisation comme inversion de la fonction de l'objet qui, de redouté, devient apotropaïque, support d'une identification par absorption, où le partage d'un trait permet au signifiant phobique de devenir maître. De l'autre côté, le raccord à la valeur du fétiche signerait la fixation et le régrès dans un en-deçà, du côté de la sauvegarde du phallus imaginaire maternel.
Dans tous les cas, la phobie est rejeton de l'Oedipe, l'un de ses avatars non liquidé. Son objet, rempart contre l'angoisse sans nom et sans fond, fait condensation bivalente des signifiants paternels et maternels autant que des affects qui y attiennent. Ils sont en attente de dialectisation. C'est ici qu'intervient la dimension du fantasme. $◊a. Le signifiant phobique pourrait se loger quelque part dans ce vel (◊) qui sépare le sujet barré et l'objet a. C'est ici qu'il s'y situe, qu'il s'y balade, comme un trou dans la fenêtre dont la forme pourrait être celle de l'araignée.
À moins que ce trou devienne le sujet lui-même, l'image projeté de son corps dans le champ imaginaire. Dans ce cas, c'est la situation elle-même qui devient phobique. Les représentations ne tiennent plus et la réalité du fantasme se troue, à l'endroit même où se trouve l'objet cause et enjeu du désir. Toute situation phobique nous désigne le coeur palpitant d'une jouissance suprême et interdite. Y céder est impossible car elle viendrait faire jouir l'Autre de telle manière que nous serions dépossédés de notre dimension de sujet. S'approcher de l'objet a, le saisir, c'est signer notre arrêt de mort. Cet Autre qui jouit, c'est évidemment l'Autre maternel, dont le corps entier vient recouvrir le plan de la réalité pour se saisir du sujet, devenu son appendice. Angoisse.
L'objet phobique constitue, à ce titre, un progrès par rapport à la phobie de situation, une première mise en forme, un premier repérage de la fonction du grand Phi. Cependant, on ne saurait réduire l'objet à cette fonction. Le cheval du petit Hans est un monstre oedipien : il se découpe en trois comme les dimensions du parlêtre :
- Sa tête est celle du père réel, ce père tonnerre et castrateur, l'au-moins-un incastrable venu suppléer la carence d'un petit papa trop bon et défaillant, aux yeux et à la bouche cernés de noir, emprunts aux lunettes et à la moustache du géniteur, comme le rapporte Freud.
- Son sexe, c'est le phallus que Hans attribue à sa mère (il en avait lui-même fait la remarque : elle devait avoir un "fait-pipi" comme le cheval), ce phallus imaginaire qui le fascine d'autant plus qu'il s'y identifie.
- Et le troisième terme? Ne serait-ce pas en définitive ce qui se revêt de sa forme et de son nom? Le cheval, c'était ce petit jouet à bascule que Freud lui avait offert, tant autant que le "dada" auquel il jouait avec son père. Enfin, nous savons que Hans s'appelait en réalité Herbert et que sa consonance est étonnement proche de pferd (cheval). Le cheval, c'est Hans lui-même, tout autant que le trait auquel il tente de s'identifier symboliquement.
Ainsi les trois dimensions (réel, imaginaire, symbolique) se recoupent dans l'objet phobique. Celui-ci forme un noeud embrouillé en attente d'être dénoué et renoué, différemment, d'où l'efficace d'une psychanalyse comme remède à la phobie.
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