Je suis né accroché au sein de ma mère. J'ai goûté sa parole, dégorgé les ombres de ses fantômes. Elle me donnait des caresses. Elle me sussurait à l'oreille les mots moelleux et douillets, comme un oreiller où reposer ma tête pleine de vers à venir. Nous avons tous commencé là. Avec un autre à nous raconter des histoires. Voilà où tout commence. Il n'y a plus de corps, de nature première, de mémoire de l'espèce à faire instinct du monde. Il n'y a plus que l'hallucination des mots, disait un beau Rimbaud. Nous sommes des lettres funambules, des incantations du langage, à nous perdre de son labyrinthe, possédés par des voix. Le corps a disparu, il s'est enseveli sous la liter-rature. Dans son lit, terrés, ratures, nous sommes. Manquants, absents, aliénés, joués, parlés, inconscients, vomis dans ce monde par la bouche mystérieuse de l'énigme dormante, qui de son sommeil nous murmurait des hiéroglyphes. Nous les avalions toujours, à jamais affamés, pour faire croître notre chair altérée dès l'origine par le trait premier d'une écriture impossible et mortifère. Avez-vous compris cela, vous aurez compris les champs immenses de l'humanité, si misérable, si belle, domestiquée et pourtant indomptable.
Il en faudrait de la patience pour comprimer et enrouler dans une sphère imparfaite, vite trouée, les fils qui nous ne cessons de tisser. Gouffre immense dans un vase. Vase à papillons, volant à l'infini de leurs ailes de temps. Faire se libérer les chaînes de l'esprit pour devenir fou à lier des vers, sans sens à comprendre la fumée qu'ils recèlent tous. Les très particulières lettres-particules et les mots-atomes, maux à tomes, tous de vide à faire matière et illusion du monde. Quelle que soit la quête, nous nous trompons. Mais quelle magnifique aventure que celle aux trésors : c'est l'autre très hors. Que de joyaux la technique et l'art de l'homme ont détéré du néant qui soutient leur être ! Lui qui misérable ne fit que profiter de cette merveille, bouche affamée, main a-vide, oeil dévorant, et qui jamais ne donna vraiment. Il y a des inutiles sur cette planète : ce sont les poètes. Ces misérables qui coupables de n'avoir jamais su se laisser tout à fait enchantés et enchaîneés par les mots, se sont crus en devoir de les enchanter eux-mêmes, puisque l'homme ne saurait vivre sans chaînes, ils donnent à manger à la langue. Goulus gourmets qui ne goûtent pas du met des autres, mais des autres, ils manquèrent dans leur jeunesse de mourir de faim. Le monde se nourrit de vers et eux se font humus à les faire grossir. Humus, déchet, matière organique, le poète est le premier des hommes. Comme eux, il s'est éloigné définitivement de la nature, mais il soupire la nostalgie de n'avoir jamais su se contenter d'elle, regrettant de s'en être fait refoulé lors même qu'il ne lui a jamais appartenu.

Comments