Certains sujets ont intérêt à rester passionnés par l'ignorance. Lacan disait que les psychanalystes avaient en horreur la vérité qui leur avait été révélée. Incontestablement, c'est quelque chose qui nous fait vaciller, nous laisse stupéfaits, et ses effets peuvent faire puruler la blessure, laisser le stigmate, le symptôme, démuni, si je puis dire. Le sel de la vérité en relève la peine. Nous nous voyons interdits par l'intelligence les baumes qui sont dans la pharmacopée du tout-venant, du tout-hallucinant, pris bien comme il faut dans l'édredon du discours, aux plumes parfois piquantes et douloureuses, mais dont on aime jouir et qui tient chaud l'hiver où le Réel de la mort, cette ombre du mi-dire de la vérité, vient saisir celui qui s'est aventuré en y risquant sa peau nue.
L'analysant qui fait ses devoirs avait-il intérêt à les faire? C'est bien la question que je me pose ici. D'une manière générale, le dévoilement de ce qu'on peut appeler les structures, les ressorts, les articulations véritables qui président à l'agencement de ce qui se laisse apparaître comme phénomène, comme prêt-à-saisir par le bout qu'on voudra, ce dévoilement, pour autant qu'il ajoute un peu de plomb à notre caboche, nous laissant songer plutôt deux fois qu'une avant de nous précipiter, comme on le dit en chimie, à la solution saturée de notre bêtise ordinaire, mais bien souvent à la merci du doute. Car le doute est toujours une expérience éprouvée de sa bêtise, notamment celle qui vint nous faire jouir de voir la pudeur de la vérité soulever un peu sa jupe.
C'est peut-être ici qu'on pourra s'amuser à distinguer entre les pervers, les amoureux et les non-dupes. Les premiers arrêteront au bord leur impression fétichiste, à dénier qu'il puisse y avoir autre chose, au risque de voir que la vérité, elle aussi, est castrée. Les seconds l'apprécieront avec ce qu'il faut de linge et de parure, à tourner autour en ne la soulevant -cette jupe- que pour en jouir avant l'effroi, et qu'à la retombée de l'orgasme ils s'affairent à retomber -justement- dans l'ergon, le travail, l'affairement, le petit train-train qui nous marche et nous tient confortablement à distance d'aller questionner la question. Les troisièmes, un peu plus sensibles que les autres, y verront bien ce qu'il y a à voir : rien, un trou. Toutes les jupes à soulever, si ajustées à notre goût soient-elles, ne pourront jamais les défaire de cette vision du trou, de cette chose bien impossible à dire qui fait que toutes les formules se dissolvent dans la certitude du doute. Et voilà précisément où se fourvoient les non-dupes. Ils continuent de douter malgré l'arrêt que leur impose le Réel du trou. Ils ne sont pas dupes du Réel.
Mais étaient-ils dupes de leur inconscient? Car l'inconscient, lui, ne doute pas : il sait. Cependant, le sujet ne sait pas qu'il sait, il se balade en s'accrochant d'un signifiant à l'autre, avec le petit a dans sa besace, bien content d'avoir oublié le premier bout de la chaîne pour autant que ça ne l'empêche pas d'avancer. Seulement, les non-dupes du Réel ne l'étaient sûrement pas de leur inconscient, puisque leur symptôme les a suffisamment travaillé et aimé pour qu'ils n'y arrivent justement plus, à travailler et à aimer. En effet, les névrosés sont trop occupés à se faire travailler et aimer par leur symptôme, mais c'est un amour vache et pervers, un travail de prolétaire qui les aliène et les dépossède de leur maîtrise sur ce savoir. Alors ils entrent en analyse. Des quelques tranches qu'ils se taillent, ils s'en tartinent parfois, pour les plus gourmands et les plus gourmets, des pots de connaissance, à les tremper à l'aveuglette et au hasard des expériences parfois peu ragoûtantes, au risque de faire une indigestion, voire de s'empoisonner.
L'expérience de l'analyse couplée à ses éclaircissements théoriques, conjointement à l'observation un peu sauvage des tourments que le langage infligent à tous les parlêtres, aux effets politiques de cet inconscient à l'oeuvre dans les discours, aux repérages structuraux, logiques et implacables que les concepts rassemblent d'une pratique qui fait toujours insister le réel; toutes ces choses ne peuvent, une fois inscrites, se détourner de celui qui en aura senti, littéralement, la touche de Réel.
Cette touche ne peut jamais nous laisser indifférents. Mais elle peut nous rendre mauvais, prétentieux, arrogants, envieux, donneurs de leçons, prosélytes zélés, furieux dogmatiques. C'est ce qu'on appelle communément un complexe de supériorité. Et celui-ci se connote toujours du sentiment de la privation du sujet, de sa frustration, de son dol, de son manque, de son infériorité, donc.
La condescendance se mêle à la jalousie lorsqu'on se confronte à l'autre étranger à ces vérités. On se ronge de sa duperie qui est la bonne, on se morfond d'avoir perdu d'un côté ce qu'on a gagné de l'autre, qui serait cet instrument à arraser le sens, à compasser les coordonnées du signifiant, à ouïr le silence de l'être. En attendant, cet autre, il s'en sort davantage de ne pas savoir qu'il ne veut rien en savoir. Il pourra continuer de se raconter l'histoire de son inconscient tandis que nous sommes du mauvais côté de l'asymétrie, encombrés de cet instrument et du savoir qu'il tend à déloger et identifier. Irions-nous jusqu'à regretter ce temps où la révélation n'avait pas eu lieu?
Et je veux ici insister sur l'errance que cette révélation peut induire chez celui qui ne mène pas à son bon terme l'analyse, qui doit nous mener à être dupe de ce Réel, tout en se gardant d'aimer trop son inconscient. Il faut y reconnaître, non l'impuissance, c'est-à-dire cette persévérance dans le doute, cette flagellation, en même temps que l'angoisse nous saisit du trou laissé sans réponse, mais plutôt y reconnaître l'impossible. L'impossible qui fait retour à soi et à notre désir, qui ne nous laisse pour ainsi dire pas le choix que de souscrire à son ordre, au reste qui le cause. L'analyse est une pratique du dépouillement, du renoncement et de l'acceptation. Dépouillement de l'Imaginaire, Renoncement à être tout à fait joué et trompé par les transformations et les découpages de la chaîne signifiante, acceptation du Réel et de son impossible.
Comments