Les innocents ne sont-ils pas les plus grands responsables? Innocent vient de nocens, participe présent de noceo ("nuire, faire du mal, causer du tort, léser"), apparenté à neco ("tuer") et nex ("meurtre"), qui donne noxius ("coupable"), précédé du -in privatif. L'innocent ne fait pas de mal, mais ni moins ne fait de bien. Il n'appartient pas à l'ordre de la Loi. A ce titre, l'épisode biblique édifiant du Massacre des Innocents montre que l'innocent est fondamentalement un enfant. Et le propre de l'infans ("qui ne parle pas") est que sa parole ne porte pas. Elle ne prête pas à conséquence car elle n'est justement pas encore porteuse de ce savoir. Ce savoir, qui est la clé de l'énigme, est bien plutôt énigme de la clé et, de la même façon qu'il vient révéler le secret du langage, le recel de cette chose douée d'éternité et d'ubiquité qui vient donner à la parole humaine sa structure, son articulation, sa visée, qui est toujours sexuelle - cette chose, c'est le phallus, le signifiant "destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifiés" (La Signification de Phallus) qui installe dans l'Autre tout à la fois une cohérence, un sens, une fonction et un but en ce qu'il vient lier logos et désir. De la même façon qu'il vient révéler le secret, il le recouvre une nouvelle fois car cette clé, en elle-même, est un mystère, et c'est à l'interroger qu'on passe sa vie, à moins qu'il ne se résolve en la perdant, ce qu'il ne faut souhaiter à personne. Quoiqu'il en soit, c'est à l'adolescence que ce savoir se boucle, s'embranche sur les élaborations laissées en suspens dans l'enfance, avec ce qui s'implique d'impasses, de refoulements, d'entêtements, de refus et de reniements, bref, tout ce qu'est venu travailler et articuler l'Oedipe. Ça n'est pas sans raisons structurales que l'adolescence peut venir se signaler comme crise, crisis ("manifestation grave d'une maladie"), krisis ("jugement"), étant donné que ce savoir nouveau viendra déterminer le choix d'un positionnement par rapport à celui-ci, une façon de le servir, de l'agir, de s'en faire le représentant.
Pour en revenir à l'innocent, à l'enfant, sa parole manque encore des résonnances qui sont propres à la réalisation et à l'actualisation sans cesse répétée de ce choix, de ce positionnement, déterminant la façon dont le sujet s'accrochera à la chaîne de signifiants qui déroulent sa vie. Cette parole pleine de l'énonciation et de la vérité subjective qu'il s'agit de relever et révéler dans la cure analytique. L'innocent resterait en quelque sorte sans énonciation, et donc sans prise sur l'événement - ce qui ne veut pas dire sans emprise, il n'est pas concerné et, en vérité, il ne veut ou ne peut pas l'être. Ainsi, l'innocent est coupable de ne pas l'être. Car c'est d'être coupable, c'est-à-dire en faute, en défaut vis-à-vis de l'Autre, que nous pouvons nous en faire les serviteurs - ailés et non pas zélés (ne soyons de Dieu ni martyrs, ni bourreaux).
La suite logique de ce raisonnement, c'est qu'au royaume des innocents, on peinerait à faire exister l'Autre. Or, l'Autre, c'est le tiers nécessaire à toute organisation plus ou moins valable. Sans lui, pas de société qui ne mène au chaos. Ce serait là un tout autre massacre des innocents. C'est pourtant bien ce que nous voyons poindre au zénith dans cette désertion de l'Autre comme instance médiatrice, avec à l'horizon une forclusion qui la fera reparaître dans le réel avec toute la virulence et la souffrance que l'on connaît. Je fais ici un rapprochement entre ce que l'on voit à l'échelle de l'individu, comme hallucination chez le délirant, et ce que l'on voit à l'échelle de nos sociétés, comme apparition dans le champ politique et social d'un événement halluciné et hallucinant, pour autant que les deux sont liés d'être traversés par les discours.
La désertion de cet Autre est à entendre de deux façons : comme écart, fuite et éloignement hors, mais aussi comme errance, vagabondage et dérive dans. Bien entendu, la première est un impossible et c'est la seconde qui échoie. Cette désertion est celle des non-dupes du Nom-du-Père. Sans le bâton pour guider le chemin, ni soutien à la marche, ni traces dans le sable à servir de repères, ni prodiges (de prodigo : « pousser devant soi, prodiguer") à miraculer. Le Nom-du-Père, c'est ce qui vient extraire le sujet de son rapport dual à la mère et à son désir, il tiercéise, il rend tiers, il est le troisième terme qui permet de tenir une distance approprié vis-à-vis du phallus, de le désigner et de le médier dans un rapport à la Loi. Le jeune sujet chez qui se produit cette métaphore du Nom-du-Père, cette frappe symbolique du trois, se voit donc dépossédé radicalement du pouvoir de se saisir comme phallus maternel, le libérant du même coup et de l'angoisse qu'il y aurait à le devenir, faisant de lui un pur instrument, et de cette frustration qu'il pouvait ressentir chaque fois qu'il se voyait enlever la possibilité de l'être, du fait que la mère regarde ailleurs.
La clinique des psychoses est éloquente : la décompensation surgit toujours lorsque le sujet se trouve dans une impasse que seul l'appel à ce qui organise cette instance pourrait venir résoudre. Accès à un poste d'autorité (rappelons-nous Schreber), union sous les auspices sacrés du mariage, mort d'un référent, d'un parent, venant nous rappeler à notre impossibilité de venir endosser un leg symbolique, licenciement, rupture, exclusion, excommunication, apatridie, mais aussi emménagement, installation familiale, changement de nom, etc., tout ce qui viendrait signaler notre rupture ou notre défaut vis-à-vis de cette instance. Ce sont très souvent à ces moments-clés de l'existence, très symboliques, que le psychotique s'engage dans un processus "de guérison" par la construction hallucinée d'un délire, d'une métaphore délirante pour suppléer à l'absence de Nom-du-Père.
Dernièrement, la société française s'est trouvée agitée par l'apparition de groupes d'émeutiers d'un genre particulier. La sphère médiatique s'enflamme, toute excitée de l'événement, dans une fébrilité et une logorrhée furieuse qui dissimule à peine sa jouissance face au phénomène inattendu, imprévisible. Puis les esprits s'apaisent, on se rassure, on tente de circonscrire, de nommer, de tenir à distance la chose par le recours à un discours familier, une grammaire facile, un vocabulaire pauvre, une idée petite, au prisme de l'idéologie dominante qui peine de plus en plus à dissimuler le déni pathologique dont elle se soutient. On se fait jouir la (fausse) bohème (vraie) bourgeoise, la pensée unique, la verve du temps, à cette époque sans époque, sans consistance, factice, marketée, technocratique, imbécile, sans énonciation et sans parole, justement. La société du spectacle se mire et réduit au simulacre jusqu'à la parrêsia foucaldienne, devenue posture et machine à buzz, faux-semblant de parler-vrai.
Tandis que les analyses et les critiques se succèdent, prisonnières de la misère des signifiants en circulation à l'intérieur de cet espace en deux dimensions qui emprunte de plus en plus sa logique à celle, binaire, de l'informatique, dans une polarité unique dont on ne saurait s'extraire à faire débord par un concept qui s'inscrive dans une véritable dialectique (où la négation de la négation ne revient jamais à l'affirmation initiale), permettant une subversion ,une bifurcation. Au contraire, tous les agitateurs de vide s'entendent à prendre l'autre sans l'Autre, où ce qui n'est pas blanc est noir, ce qui n'est pas ami est ennemi, celui qui dénonce les violences policières cautionne les violences urbaines, etc., où le débat sur l'échiquier n'oppose que des fous "diagonaloguant" sans jamais pouvoir atteindre ce qu'il en serait d'un adversaire (adversus : "qui est en face de").
La sphère politique durcit et "muscle" son jeu, se débattant à faire oublier les impasses et le contradictions de son discours, incapable de reconnaître dans ces émeutes les conséquences d'un système dont elle fait plus que soutenir la mesure puisqu'elle en accélère le tempo. Le capitalisme instille sa logique schizophrénique en actant le contraire de ce qu'il promeut : la liberté d'entreprendre, de jouir, de circuler, devient aliénation suprême aux structures économiques, au modèle consumériste promu par le marketing et aux technologies de contrôle, la liberté de définir son propre système de valeurs et sa propre identité devient soumission aux modèles identificatoires de plus en plus réduits et caricaturaux proposés par les industries culturelles, la "réalisation de soi" par le travail devient prolétarisation massive à tous les niveaux de la hiérarchie et dans tous les secteurs d'activité, où le savoir autrefois possédé par le travailleur s'absorbe dans la machine et ses modèles standardisés, tandis que la finalité de cette énorme machine à produire demeure sans pourquoi.
Il ne reste à ces individus fragilisés que de bien faibles consolations pour donner du sens à leur existence, un sentiment de valeur qui échappe à la discrétisation en qualités et caractéristiques mesurables, de ce narcissisme fondamental et incommensurable qui se constitue de la somme des identifications symboliques et imaginaires et qui s'articulent comme tentative de réponses à cette énigme immortelle du désir de l'Autre, car l'assomption du Moi comme prise imaginaire dans le miroir qu'offre le semblable se fait toujours sous le regard de l'Autre, duquel il s'agit de se faire reconnaître. La richesse de cette dialectique participe de ce que le sujet aura pu ou su capturer, capter, du trésor des signifiants que lui prodigue la langue, de la diversité et de la force des images qui se déroulent dans la galerie secrète de son intériorité.
La réduction, l'appauvrissement et la reproduction standardisée des modèles identificatoires rendue massive par les technologies du numérique et les médias participent grandement à deux phénomènes : l'injonction à suivre ces modèles, particulièrement sensible chez les plus jeunes qui n'ont pas trouvé dans leur famille ces supports d'identification à partir desquels ils pourraient inscrire leur différance (qui diffère et se différencie), enrichir leur approche personnelle de soi, du monde et des autres, constituer une trame, une structure, comme mythe individuel où se module les variations du fantasme, à partir d'un noyau stable, propice à la mise en mouvement du désir et qui conduise le sujet à ressentir un amour pour soi qui ne soit ni carencé, ni boursoufflé -ce qui est la même chose.
D'autre part, ces modèles relèvent essentiellement de l'image, de l'esthétique, du support visuel, d'une évidence matérielle, comme autant d'artifices et d'artefacts que la publicité polit mais qui appauvrit les vrais ressorts de l'imaginaire, véhiculant clichés, stéréotypes, attitudes codifiées, énoncés creux, produisant un effet de mêmeté étrange d'où tout sujet semble absent. Ce dernier ne tardera pas à faire retour avec une violence à proportion de son rejet.
Mais y a-t-il encore un sujet? Ce sujet de l'inconscient représente par un signifiant pour un autre signifiant? Y a t-il encore du refoulement? Il semble que cette autre scène soit de plus en plus dévorée par le réel à mesure que s'accroît la misère symbolique. C'est un sujet représenté par le signe, à l'instar des produits de marque griffés dont la signification est arrêtée et qui évacue tout effet de sens offert à l'interprétation.
Remarquons que ces émeutes font intervenir une nouvelle frange de la population, absente de celles qui irriguaient les artères de la ville, vaguement politisée, syndiquées, etc., ni n'appartenant aux groupuscules dits d'extrême-gauche dont le mode opérationnel majeur est la destruction des insignes visibles du capitalisme financier, de la puissance publique et l'institution policière. Cette fois, nous avons affaire à quelque chose qui est au plus proche du réel lacanien en ce qu'il n'est mu par aucune idée, aucun projet, ni d'ailleurs aucun mot, mais par ce qui semble être le seul débordement d'une jouissance à détruire, à piller ce monde d'artéfacts, à se nourrir violemment du sein de cette grande mère qu'incarne la société de consommation, cette grande mère dont le projet dissimulé était d'entretenir une foule de petits semblables dégénérés, laissés à l'abandon et appelés à devenir de plus en plus irresponsables et inconscients. La faute à qui ?
Ces débordements rappellent de plus en plus la symptomatologie psychotique, pré-oedipienne, où se déversent les pulsions les plus archaïques, celles que décrivit avec acuité Mélanie Klein chez les très jeunes enfants à l'égard de leur mère. Remarquable, également, l'importance de l'imaginaire et l'effet de contamination spéculaire offert par les réseaux, avec ces effets de dépersonnalisation, de déréalisation et cette tension ouverte à se conjoindre à la toute-puissance maternelle. Car ces foules réticulées, aliénées et -disons-le- abruties par le marketing, sont liées dans leur jouissance par l'image, dans une grande communion nihiliste autour d'un feu dont les flammes s'attisent de la pulsion de mort. Mais ne l'oublions pas : ces foules sont les premières victimes. Elles sont les produits les plus purs de la brutalité d'un système idéologique promue par le capitalisme libertarien. Elles sont à la fois l'incarnation et le rejet de la violence du discours qui les a fait naître.
Sont-ce les innocents? Pour quel massacre? Les innocent ne sont-ils pas à chercher chez les générations au pouvoir? Ces innocents qui ont choisi d'ignorer la faute qui est pourtant notre péché à tous, d'être manquants et désirants? Les innocents, que la Loi ne concerne pas, ne sont-ils pas les plus coupables? Et ce massacre à venir n'a-t-il pas déjà eu lieu?