
À l'origine de notre vie psychique, au temps où les motions pulsionnelles les plus archaïques gouvernent notre rapport au monde et aux choses, "le mauvais, l'étranger au moi, ce qui se trouve à l'extérieur", nous "est dans un premier temps identique". Le narcissisme primaire correspond à ce temps mythique où les pulsions sexuelles trouvent une satisfaction auto-érotique. Le monde extérieur est un réel indifférencié d'où ne se détache encore aucun objet. Peu à peu, le moi-plaisir l'appréhende de telle sorte qu'il va "introjecter tout ce qui est bon, et rejeter hors de soi-même tout ce qui est mauvais" (Die Verneinung, 1925).
Mais le mauvais se signale également de sources internes, d'excitations pulsionnelles déplaisantes qui vont, quant à elles, se trouver expulsées par le mécanisme de la projection. "Le moi-réalité du début, qui a distingué intérieur et extérieur à l'aide d'un bon critère objectif, se transforme ainsi en un moi-plaisir purifié qui place le caractère de plaisir au-dessus de tout autre". "Le moi a extrait de lui-même une partie intégrante, qu'il jette dans le monde extérieur et ressent comme hostile".
De ce mode d'appréhension, Freud fait découler dans son article sur la Verneinung la fonction du jugement d'attribution en tant qu'il accorde ou refuse une qualité à une chose. On voit donc par là que le jugement d'attribution, correlatif du couple introjection/expulsion du moi-plaisir, est d'emblée erroné. Il rate l'objectivité du "moi-réalité du début" pour lequel le monde extérieur "est indifférent [même] pour ce qui est de la satisfaction" (Pulsions et destins des pulsions, 1915). Étrangement, Freud s'en réfère au "bon critère objectif" de ce "moi-réalité" qui ne considère pas l'extérieur, sinon éventuellement comme quelque chose de déplaisant. Pour ce qui est du plaisir, le sujet ne s'en réfère qu'à lui, quand bien même ce plaisir lui parviendrait de l'extérieur.
Mais alors, en quoi est-ce un bon critère d'objectivité? On pourrait dire que, relativement au moi-plaisir qui introjecte les bons objets (externes) et expulse le déplaisir interne, ce moi-réalité des débuts avait pour avantage de répartir l'intérieur et l'extérieur de façon plus adéquate en ce qui concernait les déplaisirs ressentis comme venant du dehors. De même, le déplaisant dont la source provenait du corps n'était pas encore projeté comme attaque venant de l'extérieur. Pour le reste, force est de constater un manque d'approfondissement dans le développement de Freud.
Quoiqu'il en soit, si le jugement d'attribution se modèle sur la base de ce moi-plaisir, on voit en quoi il est défaillant et, conséquemment, à quelles distorsions subjectives cela peut aboutir. Le négatif - à savoir, le déplaisant- qui prendra sa source en moi, je refuserais de le reconnaître comme m'appartenant, et trouverais à le projeter à l'extérieur sur les objets de la réalité, dès lors menaçants et hostiles, tandis que ce qui m'arrivera de bon chez eux, ce ne sera jamais que ce que j'aurais choisi d'accepter comme tel, comme étant passé par le filtre de ma satisfaction personnelle. Je ne reconnaîtrais le bien en eux qu'à travers un processus de reconnaissance de ce qu'il y a de bon : de ce qui est bon en moi, pour moi et par moi.
On voit en quoi cette façon d'appréhender le monde aboutit à une méconnaissance fondamentale que nous avons tous en partage, et dont les effets se font sentir dans notre vie quotidienne d'une manière tout à fait banale. Elle se trouve corrélative de notre constitution paranoïaque "normale", où tout ce qui se sera coagulé des expériences négatives de notre intériorité sera susceptible d'être perçu comme nous venant de l'extérieur. Et les objets qui seront les plus "poreux", les plus facilement perméables à ces "émanations", les réceptacles naturels du kakon que nous refusons de reconnaître en nous, ne pourront être que ceux qui n'auront pas été préalablement homo-logués, reconnus comme semblables, à savoir marqués de cet insigne qui caractérise et permet de distinguer les membres relevant d'une commune castration. C'est le ressort classique de la xénophobie, foncièrement intrinsèque à la structure psychique.
Cette disposition paranoïaque et xénophobe "naturelle", faisant résonnance du tréfond pulsionnel le plus archaïque de ce Lust-Ich originel et à son organisation selon le couple bon-intérieur/mauvais-extérieur, pourra connaître, consécutivement aux remaniements pulsionnels qui déterminent de nouveaux modes de relation aux objets ("stades" oral, anal, etc.), ce que Freud a conçu comme autant de "destins pulsionnels" différents : renversement dans le contraire, retournement sur la personne propre, refoulement et sublimation.
Le renversement dans le contraire pourra dès lors se manifester par une hypersympathie compensatoire, dont témoignent de façon tout à fait commune les relations de voisinage, mais qui peut être repéré un peu partout dans le rapport social, la détermination de choix et la relation à nos intimes. Cela renvoie également à la fameuse formation réactionnelle (Reaktionsbildung) par quoi l'être haï est aimé du fait du refoulement et de la condamnation morale de sa propre pulsion agressive.
Nous pouvons rapporter cela aux paradoxes de ce que Lacan appelle la jouissance. Cette jouissance effrayante qui se loge au coeur du parlêtre comme étant son réel, et qui faisait s'indigner Freud de l'aberration du premier des commandements : "aimer son prochain comme soi-même", cet autre qui "essaie de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de le martyriser, de l'humilier" (Malaise dans la Culture, 1930).
"Et qu'est-ce qui m'est plus prochain que ce coeur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je l'ose approcher? Car dès que j'en approche - c'est la le sens du Malaise dans la civilisation- surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place même de la Loi évanouie, donner son poids à ce qui m'empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose." (Lacan, L'éthique de la psychanalyse).
"L'aimer, l'aimer comme un moi-même (même vient du latin vulgaire metipsimu, composé de -met, "même", ipse, "même" et -issimus, suffixe superlatif, ce qui donne quelque chose comme "le plus même du même"...), c'est du même coup m'avancer nécessairement dans quelque cruauté. La sienne ou la mienne? [...] Il semble bien plutôt que ce soit la même."
Ainsi, ce qui nous est le plus Autre, c'est ce qui se loge au fond de notre être et que nous refusons d'intégrer comme appartenant à notre intimité. Il s'agit d'un mode de procès similaire à celui qui consiste à éprouver pour le semblable, dans la perspective lacanienne du stade du miroir et de ses répercussions sur la structure, ce sentiment de jalousie qui confine à la haine, de ce que "l'autre moi-même" me désigne à la fois l'objet de mon désir et qu'il sert de support au moi pour viser les qualités nécessaires à son atteinte, pour autant qu'elles coïncident avec ce qui semble plaire au grand Autre maternel ou paternel.
L'autre imaginaire, le semblable du miroir, c'est la logique du "ou bien, ou bien" : ou bien je l'aime et je m'identifie à lui, mais alors son image me tue, puisque, coincé dans ce rapport duel et imaginaire, je ne m'identifie qu'à elle (son image) et qu'elle est ce qui fait obstacle et concurrence à l'objet du mon désir ; ou bien je le hais et je cherche à m'en débarrasser, je le tue, mais dans ce cas je perds aussi le support de ma propre image en même temps que l'objet désigné par cet autre s'évanouit.
Dans le cas qui nous intéresse, c'est une autre utilisation du miroir à laquelle nous nous référons. Il s'agit de ce qui du réel -ce coeur de la jouissance en nous, ce corps éclaté par les pulsions- demeure impossible à projeter dans le miroir. Ce réel, cet objet petit a, est le produit du refoulement originaire, de la coupure opérée par le langage. Mais cette coupure, elle doit également être symbolisée : c'est là qu'interviennent les Noms-du-père et leur effet castrateur qui vont permettre au sujet de s'éprouver comme absolument manquant tout en lui désignant la voie à suivre pour inscrire son désir dans la Loi.
En effet, si la coupure n'est pas symbolisée, le sujet continue de se leurrer dans une logique de l'inclusion/exclusion, où tout ce qui n'est pas ami est ennemi et tout ce qui se trouve désigné comme le bien se reflète en mal, selon un système d'opposition binaire propre au système du miroir.
Plus, le sujet pris dans cette visée manichéenne, imaginaire, totalisante et totalitaire du miroir, refuse de reconnaître en lui ses propres pulsions refoulées, qu'il délègue à cet autre, qui prend alors la figure d'un double maléfique, et sur lequel le sujet déverse une agressivité née de sa culpabilité inconsciente. Le sujet, qui ne veut rien savoir, condamne chez l'autre ce qu'il refuse de reconnaître en lui.
Dans le folklore allemand, il est intéressant de noter que le doppelgänger n'a pas d'ombre et que son image n'est pas reflétée par un miroir : c'est donc l'apparition imaginaire d'un objet réel, à savoir le petit a, qui ne peut, inversement et à son tour, trouver à se refléter, si ce n'est en et par moi, puisque cet objet m'appar-tient.
Les exemples du social abondent de ce mode imaginaire d'appréhension : toute opposition de factions reposant sur l'identification erronée du Je (symbolique) au moi (imaginaire) rejette dans le réel la division constitutive du sujet. L'autre devient responsable à ma place, et il s'agit de l'éliminer, de couper la racine du mal. Qu'en serait-il si l'ennemi venait à disparaître ? Assisterait-on à une surenchère inquisitrice et paranoïaque traquant dans les discours les nouveaux germes du maléfice ? Ou bien verrions-nous déchoir le sujet, se précipiter dans une dépression, de ne plus pouvoir percevoir distinctement dans cet ennemi regretté le déchet qui faisait la cause de son désir ?
C'est élément éternel de la structure du parlêtre, seul le progrès symbolique peut venir en limiter les effets, qui se multiplient toujours plus dans le contemporain à mesure que se délite l'appareillage qui venait inscrire la dimension du tiers dans les relations sociales.
En cela, la psychanalyse et son discours semblent plus que jamais nécessaires...
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