La dépression, c'est quand le grand Autre n'a plus foi en vous. Notre rapport à lui se présente sous la forme d'une indifférence, d'un silence derrière lequel ne se lit plus rien, un silence révélé, dévoilé, où tout mystère s'en est allé. L'absence de sa voix apparaît dans toute sa consistance. Le grand Autre s'est barré et d'une certaine façon, dans son renoncement, dans sa fuite, il n'a laissé derrière lui que la trace de cette barre qui lui-même le castre.
Rappelons que la barre, c'est celle qui survient logiquement de toute introduction au langage. Elle est la coupure qui nous divise, décolle à jamais la chose et sa représentation, faisant de chacun de nous des êtres hallucinés, délirants, à charge de trouver dans l'ordre symbolique et la réflection imaginaire quelque chose qui puisse structurer et soutenir cette hallucination, lui donner un cadre et un ordre, une demeure, un abri, un repère, une famille.
Depuis les premières compositions du parlêtre avec celui qui souffla chez lui le Verbe, en ces temps où l'Autre se fit chair, dans le corps de la mère, l'enveloppant de sa chaleur et de son amour, entrant en contact avec lui par ses organes, parties découpés et fragmentés en objets dont certains seront élus : sa voix, son regard, son sein... L'Autre maternel soutient pas à pas l'introduction du bébé à la vie, c'est à dire à sa représentation. Il se fait organe, instrument, médiateur, intermédiaire, et lui prête son corps et sa parole pour qu'il constitue les siens, délimite les frontières de son être, fasse fonction signifiante de ses orifices, lui apprenant à contenir, évacuer, découper les flux de ses sécrétions corporelles desquelles il se fera représentation à partir du plaisir et du déplaisir. D'où l'importance des trous et de ce qui s'en évacue, qui signalent toujours également une zone de l'érogénéité. Ces représentations du corps troué et jouissant seront le socle d'une longue chaîne signifiante à travers lesquelles le sujet s'accrochera avec plus ou moins de ténacité, déterminant plus tard les modalités propres de son plaisir sexuel, c'est à dire l'articulation de sa jouissance langagière.
L'Autre est également possédé par le langage, et à ce titre il est désirant. Une mère et un père, qui sont, rappelons-le, d'abord des fonctions, des supports, des symboles vis-à-vis duquel le petit tâchera de se repérer et de se définir lui-même, sont des êtres désirants, c'est à dire manquants, pourvus de fantasmes, et à partir d'eux l'enfant aura à entrer en dialectique. La question de l'être du sujet est d'abord en première instance une réponse qui nous vient de l'Autre, et que le sujet aura à interpréter, c'est-à-dire à interroger. Le parlêtre s'enveloppe de la parole de l'Autre, des signifiants qu'il lui prête, si bien que son essence, son être, il ne s'en rappelle plus. Et pour cause, il n'en a pas. Il n'est qu'une chaîne de signifiants soutenue par le désir de l'Autre, désir qu'il tentera toute sa vie de repérer et de définir pour soutenir le sien.
Alors, quand l'Autre semble avoir perdu tout intérêt pour le sujet, qu'il ne lui laisse pour seul vestige que la barre constituante de son propre manque mais sans plus s'en remettre à lui pour qu'il tente d'en combler la faille, d'en soutenir le manque en l'investissant de son désir, que peut-il donc advenir de lui ?
En toute logique, il ne peut que se laisser choir, mourir, il s'éteint, il entre en dépression. L'étymologie nous éclaire : du latin depressio : "enfoncement", dérivé de deprimo : "réprimer, rabaisser, diminuer, humilier, réduire au silence". Premo, c'est "presser, battre, couper".
Et quelle pression cesse donc de nous peser ? C'est celle de l'Autre. Que l'exigence de sa jouissance soit devenue trop importante pour que le sujet y réponde, nécessitant des sacrifices dont la contrepartie semble nulle, cela supprime la dialectique du désir entre le sujet et Lui. Le sujet n'y repère plus rien, sinon la tyrannie de Sa demande comme seul lien. Colère et haine envers l'Autre, qui semble ne plus investir le sujet que pour sa jouissance personnelle, égoïste et capricieuse, impossible à satisfaire et déjetant le parlêtre jusqu'à le réduire à un pur instrument. Il y a en quelque sorte perversion de l'Autre, mais c'est en vérité le sujet qui a précipité ce rapport en choisissant de ne plus faire entendre sa voix, de ne plus demander à l'Autre. Il y a derrière un vœu de mort qui se connote d'une structure fondamentalement obsessionnelle. Ne plus demander à l'Autre, c'est en quelque sorte vouloir sa mort. Mais puisque c'est impossible, le sujet en est réduit à satisfaire de façon univoque l'ordre qui s'impose pour sa survie, si bien que c'est l'obsessionnel qui se retrouve pris à son propre piège, obligé de s'annuler lui-même, de mourir écrasé par la demande de l'Autre, ce qui s'instancie dans le surmoi d'un seul mot : "Jouis. Jouis de me satisfaire, car c'est tout ce qu'il te reste, puisque sans moi tu es mort, et que toi-même, étant mort, je n'ai rien d'autre à exaucer de toi que ma demande impossible." Quand ce rapport craque, il ne reste plus rien sinon la culpabilité, d'avoir accompli ce vœu de mort de l'Autre, et le ressentiment né du souvenir amer de sa tyrannie, imputant alors à l'Autre la responsabilité de sa propre chute. Injustice et trahison.
La pression de l'Autre ne semble pas toujours mise en cause. Il peut parfois s'agir de sa fuite. L'Autre a abandonné le sujet, l'a rejeté, il a réduit sa demande à un silence. L'Autre "s'est barré", il en a eu marre. Il ne s'intéresse plus à lui, il a désinvesti son corps, il a démissionné, ne trouvant plus lui-même satisfaction. Il désigne ainsi le sujet comme un impossible à contenter, réduit la valeur et le poids de sa parole, voire le laisse à son égoïsme en lui laissant méditer ce que fut l'arbitraire de sa demande.
La dépression est toujours une chute de l'Autre qui nous mène à interroger sa consistance, c'est-à-dire, dialectiquement, la nôtre. Puisque c'est du manque dans l'Autre que se soutient tout désir, si ce manque devient à la fois visible dans sa nudité crue et qu'il ne semble plus vouloir se soutenir du sujet pour tenter d'en combler la faille, il le réduit à son vide, à son ek-sistence, qui ne consiste elle-même que du rapport à l'Autre et à ses signifiants.
C'est pour cette raison que le sentiment de vacuité et de vanité traversent le sujet dépressif. Tout autant que la colère et la tristesse de s'être vu privé d'un Autre nécessaire à son désir. Le sujet, dénué de tout soutien, peut en venir à vouloir se donner la mort, à se débarrasser de tout ce à quoi il avait accroché son existence, puisque cet accrochage aura participé d'un décrochage de l'Autre. Une ironie cinglante quand on sait qu'on ne s'accroche qu'à lui, cet Autre.
La dépression peut egalement être consécutive d'un traumatisme, d'une effraction de la jouissance de l'Autre, par surprise, par stupéfaction et horreur, et détruire ainsi tout ce qui avait pu être constitué dans le rapport à l'Autre. Autre qui devient à la fois persécuteur, ennemi et complice absolu en tant qu'il se fait jouisseur au-delà des limites, précipitant ainsi le sujet dans une immense culpabilité. Cette culpabilité trouve son origine dans le fait même que l'Autre ait désigné le sujet comme pur objet de sa propre Jouissance. Puisque le fantasme de tout parlêtre tient à partir de cette jouissance pour autant qu'elle est impossible, que ça n'est jamais ça, qu'il faut ainsi médier son rapport à elle à travers une fenêtre, une représentation. Or, dans ce cas présent, "c'est ça". L'Autre a joui absolument, l'objet a n'est plus représenté mais simplement présenté. Il ne reste plus rien à espérer, plus rien à désirer, tout s'écroule. C'est ce paradoxe, cette horreur mâtinée de la Jouissance suprême, celle de l'Autre, qui génère tant de tourments, tant de mal être, et qu'il semble aujourd'hui tabou d'évoquer. La mort et la jouissance se conjoignent et font toujours nœud dans la structure du sujet, ils relèvent tout deux d'un Réel duquel surgit l'angoisse, comme signal du manque du manque.
Pour sortir de la dépression, il faut chaque fois accepter que l'Autre est lui-même en défaut, qu'il est lui-même castré. Lui aussi est un monstre. Il est le monstre qui donne à voir la vérité du sujet, les ressorts de sa jouissance et de son désir. Il s'agit de s'y résigner, de faire avec la diabole qui le divise, qui le corrompt, qui le pervertit. Mais dans cet examen de lucidité implacable, savoir ne pas (pouvoir) se défaire de lui, tâcher d'accepter sa limite, sa laideur, sa bêtise, sa saleté, sa férocité, son obscénité, son silence, sa surdité et son dégoût, car parmi tous ces vices, il réside toujours quelque chose à quoi l'on peut s'accrocher pour repartir, transmuer le péché et la faille en défaut, le défaut en falloir, en quasi-causalité, en "defaut qu'il faut" (Deleuze traduit par Stiegler), relançant le parlêtre sur la voie de son desir.
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